(QUÉBEC) Robert Charlebois avait fait sa liste. Lindberg, la chanson culte de 1969, proposait, comme un mantra, une série de compagnies d’aviation américaines. « Trans World, Northeast, Eastern, Western… puis Pan American ». Aucun de ces symboles du dynamisme économique n’existe encore aujourd’hui. En aviation, la vie est risquée, surtout au sol.

La vente du transporteur québécois Air Transat, même si le marché est loin d’être conclu, dominera le débat politico-économique ces prochains mois. Il s’écoulera probablement un long moment avant qu’une transaction ne soit conclue. La valeur de la vente serait 10 fois moindre que celle de Rona, mais le débat, probablement plus riche en émotions, car Air Transat a politiquement une grande valeur symbolique. Le premier ministre québécois, François Legault, qui l’a fondé avec d’autres dans les années 80, avoue être en « conflit d’intérêts émotif » devant cette vente éventuelle. Legault, l’homme d’une seule transaction, a toujours entretenu sa mystique d’entrepreneur, il s’est toujours posé en défenseur de l’économie québécoise, en bouclier contre l’exode des sièges sociaux.

Tout ce qui touche l’aviation au Québec a toujours eu une résonance particulière. De la lutte des gens de l'air qui voulaient parler français dans le cockpit au naufrage de Québecair, en passant par la vente de Canadair à Bombardier et par les déboires de la C Series, les Québécois ont toujours eu des ailes proches du cœur. Aussi, quand un émissaire du cabinet de relations publiques National a passé un coup de fil au cabinet de François Legault pour préparer les esprits, lundi, les turbulences étaient en vue sur le radar de Québec inc. La démarche a été suivie d’un appel de courtoisie de Philippe Sureau, autre cofondateur de Transat, à son ancien associé François Legault.

Des informations sur les discussions entre Air Transat et des acheteurs éventuels avaient percolé sur les marchés, à telle enseigne que la firme n’avait plus le choix. La loi force la direction d’une société cotée en Bourse à rendre public qu’elle est en pourparlers avec des acheteurs éventuels. West Jet d’abord, la compagnie albertaine qui a opté pour un développement vigoureux et qu’avait approchée Transat. Air Canada par la suite, qui s’est manifestée avec une offre « non sollicitée ».

Politiquement, West Jet pose un problème. Son siège social est à Calgary ; or, le gouvernement martèle qu’il faut conserver ici les postes de décision. À Québec, certains doutent qu’elle ait financièrement les reins assez forts pour acheter le transporteur québécois. 

Air Canada pose un autre dilemme : que ferait le Bureau de la concurrence si le mégatransporteur pouvait, par une transaction, devenir un quasi-monopole ? 

Transat et Air Canada ont, au Québec, le même marché, offrent les mêmes services de transport et de voyagistes. De surcroît, sans qu’on sache si cela tient à de vieilles rancunes personnelles, les deux organisations, de tout temps rivales, sont comme chien et chat. Dans les deux cas, la transaction n’est pas de bon augure pour les 600 personnes qui travaillent dans des postes susceptibles d’être en surplus, au siège social d’Air Transat. La « synergie », un ingrédient important dans ces transactions, suppose l’abolition de ces postes redondants et, à terme, la disparition d’un siège social. Le gouvernement Legault pourrait difficilement s’opposer à une transaction avec Air Canada. Le président de l’ex-société d’État, Calin Rovinescu, vit à Montréal. Le siège social du transporteur est aussi dans la métropole, même si tout le monde sait que beaucoup d’opérations se décident à Toronto.

Certains pensent qu’Air Transat pourrait être vendu par morceaux. Le transporteur aérien, d’une part — il n’est pas propriétaire de ses appareils ; les services de voyagistes et sa division hôtelière, d’autre part. La réalité est que bien des secteurs sont en problème ; la dévaluation du huard et la hausse du carburant laminent les marges de profit du transporteur. Et le projet d’hôtel, en construction au Mexique, éprouve de sérieux problèmes. Dans les cercles économiques à Montréal, on a fait souvent des gorges chaudes de la cagnotte que tient à conserver la direction — 600 millions en liquide pour une société qui en valait trois fois moins, lundi dernier. Le PDG, Jean-Marc Eustache, a toujours voulu se protéger face à une industrie volatile. Une guerre, une épidémie, et les profits s’envolent.

Un nouvel acheteur ? Le ministre Pierre Fitzgibbon a évoqué hier un groupe québécois spécialisé dans l’immobilier. Mais, ici, pas de gains de « synergies » ; au surplus ces acquéreurs devront casquer pour la hausse de 50 % du prix des actions enregistrée mardi, à laquelle il faudra nécessairement renchérir. La compagnie valait environ 220 millions ; elle a pris 100 millions en 24 heures. Si la Caisse de dépôt et placement du Québec ou le Fonds de solidarité FTQ décidaient d’augmenter leur participation, cela leur coûterait plus cher. 

En l’absence d’une transaction espérée par les actionnaires, le titre reviendrait à son cours habituel, et ces institutions devraient s’armer de patience pour récupérer ces pertes.

On peut argumenter longtemps sur la « majorité de blocage » pour freiner une transaction ; il faut détenir le tiers des actions pour bloquer une prise de contrôle « hostile ». Mais, même si des ordres étaient envoyés en sous-main à Michael Sabia de la Caisse de dépôt, il serait difficile de justifier que le bas de laine des Québécois serve à une surenchère avec le privé uniquement pour conserver un siège social. François Legault s’est indigné longtemps de la vente de Rona à Lowes. L’acheteur avait offert 24 $ pour des actions qui en valaient 11 $ à l’origine. Investissement Québec n’avait pas à l’époque le fonds de 1 milliard maintenant disponible pour ce genre d’opérations. Mais que peut faire le gouvernement quand le conseil d’administration recommande la vente ?

À l’époque, Lowes avait été échaudée par une première tentative infructueuse. Raymond Bachand — aujourd’hui au conseil d’administration de Transat — avait fait acheter un bloc d’actions par Investissement Québec. La Caisse de dépôt avait compris le message et accru sa participation. Mais, dans une deuxième tentative, c’est la direction de Rona qui a sollicité l’acheteur. Résultat net, l’américain a fermé 27 magasins au Canada, dont 9 au Québec. Les fournisseurs locaux sont désavantagés. Le même scénario s’est produit quand, en 1998, juste avant des élections générales, Loblaw avait acheté Provigo. Le premier ministre Lucien Bouchard avait publiquement déchiré sa chemise, mais avait appris rapidement que la Caisse de dépôt, un actionnaire déterminant chez Provigo, avait favorisé la transaction. Mauvaise nouvelle pour les employés du siège social, de même que pour les fournisseurs québécois.

Québec inc. vieillit, les fondateurs doivent penser à leur succession. Jean-Marc Eustache, le pilote d’Air Transat, a 71 ans, et il a clairement désigné sa relève, Annick Guérard, la chef de l’exploitation de Transat, qui piaffe d’impatience en attendant de prendre le relais. Elle serait un acteur essentiel pour tout nouvel acheteur. Mais le moment du passage de témoin reste inconnu. Même si des discussions sont amorcées avec des acheteurs potentiels, le comité indépendant, annoncé hier, n’est pas tenu d’approuver une vente.

Yvan Allaire, professeur émérite à l'École des sciences de gestion de l'UQAM et président de l’Institut de la gouvernance, observe que Québec pourrait cibler quelques sociétés stratégiques pour s’assurer qu’elles demeurent au Québec quoi qu’il arrive. Mais acheter le tiers des actions de firmes comme CAE, Metro, Wsp, et SNC Lavalin représente une facture de 12 milliards.