Avant même d'être déposé, le projet de loi sur la laïcité mène François Legault à faire « un appel au calme », alors que des organisations juives montent le ton et qu'Amnistie internationale songe à le contester devant les tribunaux en fonction du non-respect des traités internationaux.

B'nai Brith et le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CCJI) s'inquiètent toutes deux du dépôt aujourd'hui par le gouvernement Legault du projet de loi sur la laïcité. Selon ce qu'a révélé La Presse et Radio-Canada ces derniers jours, Québec interdira le port de signes religieux aux employés de l'État en position d'autorité, y compris les enseignants, les directions d'école et ceux qui portent une arme.

Or, interdire à certains fonctionnaires de porter la kippa ou d'exhiber une étoile de David représenterait une grave atteinte aux droits garantis par les chartes et serait contesté devant les tribunaux, préviennent d'importantes organisations juives.

« Ce qu'on entend du projet de loi est contraire aux valeurs canadiennes et québécoises. La CAQ doit éviter la pente glissante qui consiste à réduire les droits fondamentaux », estime Harvey Levine, directeur du bureau québécois de B'nai Brith.

Depuis plusieurs années, le débat public sur les signes religieux au travail s'est surtout centré sur le hidjab. Mais les organismes juifs canadiens rappellent que la kippa serait aussi visée, tout comme le turban sikh ou la croix chrétienne.

« Il s'agit selon nous d'une menace pour les libertés religieuses des juifs, des musulmans, des sikhs, et tous les autres groupes religieux visibles dans cette province », note Harvey Levine.

La laïcité de l'État peut être atteinte sans s'attaquer aux droits religieux, estime pour sa part le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA).

« Bien qu'il existe un fort sentiment en faveur de la réaffirmation de la laïcité au Québec, notre communauté estime que la laïcité de l'État est un devoir institutionnel et non personnel. L'attachement à la laïcité ne repose pas sur l'apparence des individus », indique Reuben Poupko, coprésident du CIJA-Québec.

Pour le chef de l'opposition à l'hôtel de ville de Montréal, qui porte la kippa, l'idée d'interdire les signes religieux à certains fonctionnaires est basée sur une mauvaise prémisse : celle selon laquelle un employé de l'État qui porte un signe religieux ne peut être neutre.

« Il est difficile pour moi de croire qu'en 2019, on remette en question les motivations des gens selon leur manière de s'habiller, a récemment écrit Lionel Perez dans The Gazette. Retirer les signes religieux n'éradique en rien les préjugés. »

Amnistie internationale étudie ses options

De son côté, Amnistie internationale étudie sérieusement la possibilité de contester le projet de loi sur la laïcité devant les tribunaux canadiens en invoquant le non-respect de traités internationaux signés par le Canada, que le Québec doit d'ailleurs respecter.

« Le pacte international relatif aux droits civils et politiques définit la liberté de religion et est contraignant. Ce traité a été signé et ratifié par le Canada », rappelle l'organisation des droits de la personne, qui rassemble ces jours-ci une coalition d'organismes qui réagiront au projet de loi du gouvernement Legault.

Au Canada, la Charte canadienne des droits et libertés protège certaines libertés fondamentales, parmi lesquelles les libertés de religion et d'expression. Le premier ministre François Legault s'est dit prêt à utiliser la disposition de dérogation (communément appelée clause nonobstant) pour soustraire sa future loi aux tribunaux. Pour lui, il s'agit de « protéger notre identité ».

Selon Pierre Bosset, professeur au département des sciences juridiques de l'UQAM et spécialiste du droit international et des droits et libertés de la personne, une organisation comme Amnistie internationale pourra difficilement contester la loi québécoise devant les tribunaux canadiens si la clause dérogatoire est appliquée. Il faudrait d'abord contester l'usage qui est fait de la clause dérogatoire pour convaincre les tribunaux qu'il ne respecte pas la jurisprudence prévue pour son utilisation.

Mais la disposition de dérogation ne peut toutefois protéger le Québec et le Canada contre un camouflet devant le Comité des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU), estiment Pierre Bosset et l'avocat montréalais Julius Grey.

« Si le gouvernement espère éviter le débat judiciaire en invoquant la clause nonobstant, il doit se rappeler qu'il existe un forum international où ce genre de chose peut être débattu », souligne Me Grey.

« Il est téméraire de préjuger de ce qui sera dans le projet de loi, dit-il. Mais il me semble que la confrontation judiciaire est plus ou moins inévitable. »

Ce comité de l'ONU a par exemple épinglé la France à au moins deux reprises sur la question des signes religieux. Dans un cas, l'ONU a donné raison à une employée d'une garderie congédiée car elle portait le voile islamique. Les décisions de ce comité ne sont toutefois pas contraignantes.

« Bien sûr, la décision du Comité des droits de l'homme des Nations unies n'est pas contraignante comme le jugement d'une cour québécoise ou de la Cour suprême. [...] Je vois [toutefois] mal comment le Québec, malgré un jugement de cette nature, justifierait de maintenir sa position », explique toutefois Julius Grey.

Mais pour François Legault, qui lançait hier un appel au calme, « on a un appui d'une grande majorité de Québécois à ce qui va être déposé ».

« J'ai accepté de faire des compromis », a-t-il aussi insisté.

-Avec Tommy Chouinard, La Presse