(Ottawa) Dans son Nunavut natal, ils passent quasi inaperçus. Mais dans l’enceinte de la Chambre des communes, les tatouages traditionnels au visage qu’arbore l’élue néo-démocrate d’origine inuite Mumilaaq Qaqqaq risquent de détonner.

« La première fois que je me lèverai pour poser une question, je pense qu’effectivement, ce sera un symbole puissant. Je me demande s’il y a déjà eu des élus avec des tatouages sur le visage avant moi », lance la jeune femme de 25 ans.

De mémoire de parlementaire, non. Elle sera la première. Et si elle ne souhaite pas s’attarder sur la signification de ses tatouages, Mumilaaq Qaqqaq se réjouit que depuis quelques années, ceux-ci « effectuent un retour en force après avoir pratiquement disparu ».

« Mais de façon plus large, je pense que ce qui est important pour nous, c’est de voir des gens qui nous ressemblent représentés dans une foule de domaines, que ce soit au cinéma, sur la scène musicale ou en politique », insiste-t-elle en entrevue avec La Presse.

La ligne est mauvaise, il faudra tenter plusieurs fois de rétablir le contact, car un blizzard – petit, précise Mumilaaq Qaqqaq – s’abat sur Iqaluit. Coincée dans la capitale du Nunavut, elle n’a pu arriver à temps à Ottawa pour la rencontre du caucus de son parti, mercredi.

Sa future collègue manitobaine Niki Ashton, réélue dans une circonscription limitrophe au sud, est impatiente de travailler avec elle.

Je suis très fière d’avoir la chance de travailler avec quelqu’un qui se revendique d’une culture qu’on a tenté d’éradiquer.

Niki Ashton, députée néo-démocrate de Churchill—Keewatinook Aski

« C’est à elle de le dire, mais [ses tatouages] sont un symbole de résistance à ceux qui ont tenté d’attaquer son peuple, que ce soit l’Église ou le gouvernement », ajoute la députée dans un entretien avec La Presse.

Réappropriation culturelle

Comme d’autres traditions culturelles autochtones, la pratique du tatouage a été proscrite pendant des décennies par des institutions ayant commis ce qui a été qualifié de « génocide culturel » par la Commission de vérité et réconciliation.

« Les colonisateurs, surtout les religieux, ont banni ou réduit à une pratique clandestine le tatouage facial, la danse du tambour ou le chant de gorge », explique Natan Obed, président de la principale organisation inuite nationale, l’Inuit Tapiriit Kanatami.

« Mais ces 15 ou 20 dernières années, les Inuits se sont réappropriés leur culture et ils ressentent une fierté à l’afficher, comme le fait Mumilaaq. C’est vraiment formidable de voir cela », se réjouit-il dans un entretien avec La Presse.

Une vision que partage Michèle Audette, militante de longue date pour les droits des femmes autochtones et ex-commissaire de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

PHOTO DARRYL DYCK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Michèle Audette

« À travers le Canada, il y a de plus en plus de voix puissantes comme celle de Mumilaaq qui s’élèvent. Des jeunes femmes comme elle, il y en a beaucoup et partout », s’exclame-t-elle en entrevue avec La Presse.

Mais attention : « Quand elles réussissent à faire leur place, il faut les soutenir », car avec la visibilité viennent les menaces et les insultes, en particulier sur les réseaux sociaux, prévient Michèle Audette.

Son naturel enthousiaste revient au galop : « C’est encore une femme qui va innover, qui va brasser ! Pour nous, ce n’est pas une innovation, les tatouages, mais avec son arrivée, ça va devenir plus normal – un peu comme on s’habitue au turban de Jagmeet Singh. »

Jeune, mais expérimentée

La jeune Qaqqaq a remporté la victoire au Nunavut avec 41,2 % des suffrages, ravissant la circonscription aux libéraux. Le député sortant, l’ancien ministre Hunter Tootoo, avait été éjecté du caucus libéral pour inconduite et ne se représentait pas.

En ayant le dessus sur ses rivales, la libérale Megan Pizzo-Lyall et l’ancienne ministre conservatrice Leona Aglukkaq, elle a donc obtenu son laissez-passer pour la Chambre des communes, lieu qui ne lui est pas totalement étranger.

Car en 2017, dans le cadre de l’événement « Héritières du suffrage », elle avait prononcé un discours poignant sur l’épidémie de suicides dans le Nord.

« Nous sommes relégués au second plan, ignorés ou oubliés », a-t-elle lâché, la voix brisée par l’émotion.

« Beaucoup vivent dans la pauvreté, et les soins de santé mentale sont inexistants […] Tout ce que nous réclamons, c’est le respect de nos droits fondamentaux », a-t-elle plaidé. Celle dont le visage était alors dépourvu de tatouages a été ovationnée par ses pairs.

Sur la banquette qui sera dorénavant la sienne, elle réclamera la même chose : que les droits fondamentaux des siens soient respectés. Des droits comme l’accès à l’eau potable et au logement, encore bafoués dans les communautés autochtones.

Elle redoute d’ores et déjà que son jeune âge soit utilisé comme arme pour discréditer son travail. Visiblement, des journalistes qui se sont entretenus avec elle ont évoqué sa vingtaine, et elle n’a pas apprécié. Elle l’a écrit sur Twitter.

« Dans le Sud, un bout de papier passe pour de l’expérience. J’ai peine à saisir ce qu’on entend par expérience. Toute ma vie, j’ai vu de la violence, des suicides, de la violence conjugale – des choses qu’on ne devrait pas normalement voir », plaide Mme Qaqqaq.

« Alors j’ai de la misère quand on me dit que je n’ai pas d’expérience », tranche-t-elle.

Les tatouages faciaux

L’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure s’est intéressé à la pratique du tatouage. « C’était un rite de passage. Dans la plupart des sociétés humaines dans le monde, quand une jeune fille devenait pubère, le passage faisait l’objet d’un rituel. Chez les Inuits, c’était le tatouage », explique à La Presse le professeur émérite de l’Université Laval, qui a effectué des recherches pendant des années sur le terrain, au Nunavik, comme assistant du célèbre anthropologue français Claude Lévi-Strauss.

« On utilisait de la graisse mélangée avec ce qui s’écoulait la lampe à huile, une espèce de suie. Il y avait deux techniques : soit on faisait une sorte de piqûre dans la peau avec un morceau d’ivoire pointu, soit on utilisait un fil à coudre en tendon de caribou qu’on humectait du même mélange. On l’enfilait et ça laissait une marque sous la peau », raconte le chercheur âgé de 83 ans.

Qu’en était-il chez les garçons ? « [On le pratiquait] s’il y avait des événements exceptionnels ou de grands exploits. Par exemple, il y a eu à un moment une confrontation dans le nord du Québec. On manque de détails, mais les Inuits qui ont participé à l’affrontement et tué des Blancs se sont fait un tatouage avec une sorte de V à l’envers, au milieu du nez », explique M. Saladin d’Anglure.

Les motifs représentent en général des éléments de l’environnement naturel nordique. « Par exemple, un petit trait vertical avec un V peut être une queue de baleine en train de plonger. On peut aussi avoir des assemblages symétriques de traits, de points, qui symbolisent des empreintes d’oiseau dans la neige », énumère l’anthropologue et ethnologue.

Romeo Saganash honoré

L’ancien député néo-démocrate autochtone Romeo Saganash s’était montré ravi de voir la jeune femme faire le saut en politique active. « Je dois admettre que je suis enchanté que Mumilaaq Qaqqaq se présente […] Nous avons besoin de champions du climat et des enjeux sociaux comme elle », a-t-il écrit sur Twitter quelques jours avant le scrutin du 21 octobre.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Romeo Saganash, ex-député néo-démocrate

L’ex-élu d’origine crie, qui a décidé de ne pas se représenter pour un troisième mandat, recevra pour sa part un doctorat honoris causa en droit de l’Université Laval le 20 mars prochain. « Cet homme est un exemple universel de réussite, de persévérance et de détermination. Nous sommes fiers et honorés d’accueillir cet acteur de changement clé pour notre société, qui a consacré sa vie à défendre les droits de la personne et des groupes minoritaires », a déclaré la rectrice de l’Université Laval, Sophie D’Amours.

Le récipiendaire du doctorat honorifique s’est montré touché par la distinction. « J’ai toujours considéré l’Université Laval à l’avant-garde des domaines de l’anthropologie, de la littérature, des sciences sociales et des droits des autochtones. Je suis tant nshkamuum [reconnaissant] de recevoir mon premier doctorat honorifique », a-t-il dit.