(Québec) Depuis peu, Denys Jean entrevoit sa fin. C’est une question de jours, de semaines peut-être. Frappé par le cancer, l’homme-orchestre de la haute fonction publique laissera un souvenir indélébile à l’armée d’administrateurs qui, pendant 30 ans, l’ont côtoyé. Un parcours qui force à réfléchir sur les rapports entre le monde politique et la haute fonction publique.

À une époque où les sous-ministres font un ou deux ministères durant leur carrière, le parcours de Denys Jean jette une lumière crue sur les changements qu’a connus la haute fonction publique québécoise. Avec son départ du Trésor, à 65 ans, il y a quelques mois, l’ère de ces mandarins hors norme a peut-être vécu. En amont, La Presse a vérifié s’il prendrait ombrage de cette démarche qui a mené à un texte « que j’aimerais lire », a-t-il déclaré de sa chambre d’hôpital.

Les Arthur Tremblay, Guy Coulombe, André Dicaire, André Trudeau, Denis Bédard ont enchaîné les mandats et les ministères, avant de passer à la retraite. M. Jean est de cette trempe. Il a été deux fois sous-ministre à l’Environnement, deux fois aux Affaires municipales, deux fois au Trésor. Un cheminement que n’aurait pas désavoué son mentor, le regretté Jean Pronovost.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Denys Jean a été deux fois sous-ministre à l’Environnement, deux fois aux Affaires municipales et deux fois au Trésor.

À la fin du régime de Philippe Couillard, son nom circulait largement comme candidat au poste de secrétaire général du gouvernement, le numéro un de la fonction publique. Il y a quelques mois, il a quitté pour des raisons de santé son poste de secrétaire du Conseil du trésor et de responsable du Centre de services partagés du Québec.

Ses collègues se moquaient de ce grand timonier de l’informatique à Québec absolument imperméable à toute technologie – il s’est toujours plu à utiliser un cellulaire désuet, un téléphone totalement inintelligent. Cet incorrigible bourreau de travail a enfilé des journées de 12 heures, grillant d’innombrables cigarettes à la porte du Trésor. Il a en outre assuré pendant cinq ans la direction de la campagne de Centraide pour la fonction publique québécoise.

Il reste l’un des patrons les plus appréciés au Trésor. « Il trouvait toujours une solution pour faire des coupes sans nous égorger », confie une ex-sous-ministre du secteur social.

« C’est un mentor pour nous tous, résume Marc Croteau, sous-ministre à l’Environnement. Il connaît tous les rouages du cheminement d’un dossier », se souvient cet ami de longue date. M. Croteau était maire d’Aylmer, à l’époque de leur premier contact : « Il m’avait refusé une subvention, mais déjà, j’étais content de l’avoir connu ! »

Traverser les régimes

Les vrais commis de l’État traversent les régimes. Denys Jean est arrivé comme économiste au cabinet de Claude Ryan, alors chef de l’opposition libérale. Puis il a été de la campagne de Pierre Paradis pour la direction du PLQ en 1983. Après un passage à Ottawa, sous le gouvernement Robert Bourassa, on le retrouve brièvement chez Lise Bacon, puis chez Paradis et finalement chez Marc-Yvan Côté. Le « beu de Matane » a pesé lourd quand est venu le temps de l’intégrer à la haute fonction publique. Côté, dont un frère était invalide, tenait à donner plus de sécurité, une permanence, à ce jeune employé politique qui venait d’avoir une fille lourdement handicapée.

Mandarin d’obédience libérale, il est nommé, pour la première fois, sous-ministre en titre aux Affaires municipales par le gouvernement Bouchard sous André Boisclair. Les mandarins doivent exécuter les mandats qu’on leur confie sans états d’âme ; il s’est attelé aux fusions municipales avec la péquiste Louise Harel ; trois ans plus tard, il a orchestré les défusions avec le libéral Jean-Marc Fournier. Il est aussi passé aux Transports, deux fois à l’Environnement et a dirigé la Régie des rentes.

Politique et administration

Denys Jean est encore un modèle dans la question délicate des rapports entre la politique et l’administration publique. « Il a connu les deux côtés. Il est capable de pondérer les attentes d’un ministre parce qu’il a connu les réflexes du politique, il est capable de les décoder », résume Jean St-Gelais, qui, comme secrétaire général des gouvernements Landry et Marois, l’a longtemps côtoyé. Certains sous-ministres se cantonnent volontiers dans l’administration, d’autres veulent jouer sur le terrain politique autant que leur patron, observe St-Gelais. Ceux qui durent sont capables de jongler entre ces deux pôles.

Le « pif politique », « certains hauts fonctionnaires peuvent l’acquérir avec le temps, mais quand tu es passé par les cabinets, cela te permet de mieux gérer le contact entre le politique et l’administratif. C’est un atout », souligne André Fortier, premier fonctionnaire sous Philippe Couillard qui l’avait connu dans le cabinet de Claude Ryan au début des années 80.

C’est quelqu’un qui avait eu une sensibilité libérale, mais comme ministre du Parti québécois, je me sentais pleinement en confiance avec lui. Il est d’une intégrité irréprochable.

Louise Harel

Aux commandes, il pouvait être cassant, n’hésitait pas à lancer à un casse-pied : « Décrisse de mon bureau ! » Mais pour l’essentiel, « c’est un honnête homme, au sens ancien de l’expression. Au lieu de défendre toujours son carré de sable, il tenait à trouver des solutions », résume Gilbert Charland, sous-ministre aux Affaires canadiennes ; leurs bureaux sont dans le même édifice.

Surtout, une qualité importante à ce niveau, le mandarin doit désamorcer les crises, ne pas jeter de l’huile sur le feu devant son ministre. Les politiciens sont souvent bien nerveux, paniqués quand apparaît un problème. Or, Denys Jean « calmait toujours le jeu, proposait des solutions », se souvient Louis Borgeat, désormais à la retraite, ex-sous-ministre à la Justice et longtemps secrétaire du Comité de législation.