Les jeux de coulisses se sont déjà amorcés à Ottawa afin que le Parti libéral, minoritaire au Parlement, trouve la marge de manœuvre nécessaire pour gouverner. Car, mine de rien, Justin Trudeau a des dizaines de promesses électorales à concrétiser. Regard sur cinq chantiers prioritaires pour lesquels les actions du gouvernement seront scrutées de près.

PHOTO JASON FRANSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jamais auparavant l’environnement n’avait joué un rôle aussi central dans une campagne électorale, croit Annie Chaloux, professeure adjointe à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.

Environnement

Et si la minorité accélérait les choses ?

S’il y a un secteur où Justin Trudeau ne devrait pas être embêté par ses adversaires, c’est bien en environnement. Le premier ministre a fait de la lutte contre les changements climatiques une de ses principales locomotives en campagne, tandis que le Nouveau Parti démocratique (NPD) l’a placée tout en haut de ses priorités, à l’instar des verts. Le Bloc québécois en a aussi largement parlé.

Professeure adjointe à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, Annie Chaloux se demande même si cette situation n’aura pas l’effet d’un accélérant.

« Le contexte de minorité confère une légitimité supplémentaire d’agir pour le gouvernement, souligne l’experte, en entrevue. On peut penser à la promesse de mettre fin aux subventions aux énergies fossiles : Justin Trudeau se donnait jusqu’en 2025, mais la devancer serait une manière facile et rapide de satisfaire le NPD, le Bloc et le Parti vert. »

En fait, Mme Chaloux va plus loin : un trop grand retard à faire des gestes concrets en matière d’environnement pourrait coûter le pouvoir à Justin Trudeau dès le prochain scrutin. Jamais auparavant l’environnement n’avait joué un rôle aussi central dans une campagne électorale, signale-t-elle. « C’est une préoccupation qui s’accroît de manière substantielle dans la population. Et ça ne fait que commencer. »

Selon elle, la décision de la Cour suprême sur la tarification fédérale du carbone, attendue au début de 2020, pourrait carrément « changer le cours de l’histoire » en matière de lutte contre les changements climatiques.

ALLIÉS POTENTIELS : NPD, Bloc, Parti vert

PHOTO DENNIS OWEN, ARCHIVES REUTERS

Le ministre sortant des Finances Bill Morneau a indiqué jeudi que l’exploitation du pipeline Trans Mountain, acheté au coût de 4,5 milliards, était non négociable.

Exploitation pétrolière

Comment soigner la fracture Est-Ouest ?

L’Alberta et la Saskatchewan sont furieuses depuis lundi soir. Leur soutien unilatéral à Andrew Scheer n’a pas suffi à porter les conservateurs au pouvoir, et avec eux leur appui indéfectible au développement pétrolier.

Justin Trudeau se retrouve donc dans l’inconfortable obligation de tendre la main, d’une manière ou d’une autre, aux provinces de l’Ouest, sans pour autant s’aliéner celles de l’Est qui ont, en fin de compte, reconduit son gouvernement.

Au cœur du problème : le pipeline Trans Mountain. Pour les électeurs conservateurs, l’oléoduc devrait être un tremplin vers d’autres projets d’exploitation. Pour les autres, il s’agit au mieux d’un mal nécessaire, au pire d’un frein au combat pour le climat qui devrait être effacé des plans futurs.

« Ce sera LA patate chaude de Justin Trudeau au cours des 18 à 24 mois », prédit Annie Chaloux. Celle-ci n’écarte pas la possibilité que les libéraux abandonnent ultimement le projet de tripler le débit de l’oléoduc, et avec lui la facture estimée à quelque 10 milliards. À ses yeux, il en va de la crédibilité du plan libéral de rendre le pays carboneutre en 2050.

Professeur au département des sciences économiques de l’UQAM, Jean-Denis Garon ne voit pas les choses du même œil. Le ministre sortant des Finances Bill Morneau, rappelle-t-il, a indiqué jeudi que l’exploitation du pipeline, acheté au coût de 4,5 milliards, était non négociable, quoi qu’en pensent les autres partis.

« C’est un fait accompli, note l’économiste. Trudeau a fait son lit, il n’a plus le choix. Le pipeline est de propriété fédérale. Si on n’augmente pas son débit, personne ne va vouloir l’acheter. Le gouvernement est pris avec, il ne peut plus reculer. »

ALLIÉ POTENTIEL : Le seul allié naturel dans ce dossier serait en réalité… l’opposition conservatrice. Devant le fait accompli, le NPD pourrait hypothétiquement négocier un appui ponctuel au gouvernement en échange d’un train de mesures sociales.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le NPD a établi en fin de campagne une liste de six conditions pour fournir sa collaboration avec le parti au pouvoir. Sur cette liste d’enjeux « urgents » figurait, notamment, l’accès à des logements abordables.

Finances publiques

Comment garder le contrôle des dépenses ?

Ce n’est un suspense pour personne : aucun des budgets de la prochaine législature ne sera équilibré. Le cadre financier du Parti libéral prévoyait, dans un scénario où il serait majoritaire, des déficits annuels de plus de 21 milliards jusqu’en 2023-2024. Celui du NPD nageait dans les mêmes eaux. Et le Bloc québécois s’est engagé à « faire fonctionner le Parlement ».

À l’heure où le gouvernement doit soudain se montrer accommodant avec les autres partis, les dépenses vont-elles exploser ? Peut-être pas. Augmenter ? Probablement.

Le NPD, par exemple, a établi en fin de campagne une liste de six conditions pour fournir sa collaboration avec le parti au pouvoir. Sur cette liste d’enjeux « urgents » figuraient, notamment, l’accès à des logements abordables ainsi que la création de régimes nationaux de soins dentaires et d’assurance médicaments. Trois promesses auxquelles le parti prévoyait consacrer un total de 17 milliards s’il était élu.

À l’évidence, ces mesures ne seront pas intégrées in extenso dans le premier budget libéral. Mais Jagmeet Singh ne se privera sans doute pas de brandir sa « balance du pouvoir » à la table de négociation.

« On va voir si c’est un bon négociateur », souligne Jean-Denis Garon, qui serait tout de même « très surpris » si les libéraux mettaient en place les mesures les plus coûteuses défendues par les néo-démocrates.

N’empêche, « le déficit libéral est tellement important que ça donne à Justin Trudeau beaucoup d’espace pour travailler », constate M. Garon.

« Si, dans quatre ans, il y a 5 milliards de plus dans le déficit, qui va s’en rendre compte ? Ce ne sera pas la question de l’urne. »

ALLIÉ POTENTIEL : NPD

PHOTO DAMIEN MEYER, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le Parti libéral s’est finalement engagé à imposer une taxe spéciale sur les recettes des géants du web qui vendent de la publicité ou monnayent les données de leurs utilisateurs au Canada.

Télécommunications et contenus en ligne

Les géants seront-ils domptés ?

Après des années de critiques à ce sujet, le Parti libéral a cédé : il s’est finalement engagé à imposer une taxe spéciale sur les recettes des géants du web qui vendent de la publicité ou monnayent les données de leurs utilisateurs au Canada. Netflix et les autres diffuseurs de contenu devront aussi percevoir la taxe fédérale sur les ventes qu’ils réalisent au pays.

Le NPD, le Bloc et le Parti vert auraient souhaité que ces mesures soient annoncées bien avant, alors ils ne mettront sans doute pas de bâtons dans les roues des libéraux.

Le dossier n’est pas réglé pour autant. La France a reçu les foudres de l’administration Trump lorsqu’elle a demandé que les géants américains du web paient leur part dans l’Hexagone. Et le Canada sort à peine d’une négociation houleuse avec les États-Unis sur le libre-échange – l’accord n’a toujours pas été ratifié au Congrès américain.

Dans ce contexte, « j’ai de la difficulté à croire que le Canada va rapidement imposer une taxe aux GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon] », souligne Jean-Daniel Garon. Selon lui, il ne faudrait pas se surprendre si le gouvernement Trudeau préférait attendre les orientations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avant de s’engager pour de bon.

Autre point de litige en vue : que faire avec l’argent récolté ? Le Bloc québécois réclame que les sommes perçues des géants du web soient réinjectées dans les industries culturelle et médiatique. Les libéraux, eux, les ont simplement incluses dans les nouveaux revenus prévus à leur cadre financier. On risque fort d’entendre parler du Bloc dans ce dossier, prédit M. Garon.

C’est par ailleurs cet hiver que sera déposé le rapport Yale, censé guider le gouvernement dans une refonte de la législation en matière de télécommunications.

ALLIÉS POTENTIELS : NPD et Bloc

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le Parti libéral a fait du contrôle des armes à feu l’un des thèmes phares de sa campagne.

Contrôle des armes à feu

Les gestes suivront-ils les promesses ?

Le Parti libéral a fait du contrôle des armes à feu l’un des thèmes phares de sa campagne. En annonçant notamment que son gouvernement accorderait aux villes et aux provinces le pouvoir de restreindre ou d’interdire les armes de poing, et qu’il rachèterait toutes les armes d’assaut de type militaire achetées légalement au pays, Justin Trudeau s’est posé en défenseur des victimes de tueries.

Or jamais encore il n’a mis un chiffre sur le programme de rachat des armes d’assaut. En outre, des groupes de victimes, comme PolySeSouvient, ont critiqué les libéraux pour ne pas avoir été assez actifs sur cette question lors de leur premier mandat. Après avoir accusé les conservateurs de marcher main dans la main avec les lobbys pro-armes, Justin Trudeau pourrait se retrouver dans l’embarras s’il ne donnait pas rapidement suite à ses promesses.

Professeur de criminologie à l’Université d’Ottawa, Irvin Waller estime que le gouvernement a une occasion inégalée de vraiment faire pencher la balance. La promesse qui a le plus retenu son attention a toutefois fait peu de bruit : un investissement de 50 millions par année dans des programmes de prévention pour « répondre aux besoins des communautés à risque ». Il s’agit, selon M. Waller, d’un « tout petit pas dans la bonne direction ».

L’expert rêve même d’une politique permanente de prévention de la violence qui, estime-t-il, pourrait réduire considérablement le taux d’homicide dans des régions à risque comme Toronto. Des sommes plus importantes seraient toutefois nécessaires, quelques centaines de millions, selon lui. « Ce n’est pas cher pour sauver des vies », fait-il remarquer.

Le NPD, dont le programme en sécurité publique était davantage axé sur la prévention, pourrait jouer un rôle de premier plan dans ce dossier.

ALLIÉS POTENTIELS : NPD, Bloc, Parti vert