(Ottawa) Ottawa en appelle de la décision du Tribunal canadien des droits de la personne qui a ordonné au gouvernement fédéral de verser des indemnités totalisant 2 milliards aux enfants autochtones et à leur famille qui ont été séparés par un système de protection de la jeunesse sous-financé de façon chronique.

Le Tribunal des droits de la personne avait conclu en 2016 que les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon « sont victimes de discrimination à l’occasion de la fourniture des services à l’enfance et à la famille » par le ministère fédéral des Affaires autochtones et du Développement du Nord.

Le tribunal a conclu qu’Ottawa n’avait pas su s’assurer que les services disponibles pour les enfants dans les réserves n’étaient pas à peu près équivalents à ceux offerts par les provinces en dehors des réserves. Les leaders autochtones avaient plaidé qu’à cause de cette pénurie de services, on a assisté, pendant des années, à un retrait massif d’enfants autochtones de leur famille. En fait, plus d’enfants auraient grandi au sein de familles d’accueil qu’au plus fort de l’époque des pensionnats fédéraux.

Le tribunal avait à l’époque reporté sa décision sur l’indemnisation à verser. Le 6 septembre dernier, le même tribunal a finalement tranché que le gouvernement fédéral avait fait preuve de discrimination de façon « délibérée ou inconsidérée », et a donc décidé d’accorder le dédommagement maximal autorisé par la loi : 40 000 $ pour chaque enfant enlevé à sa famille faute de services appropriés dans sa communauté ou qui a ensuite été rendu à sa famille.

Le gouvernement fédéral doit aussi verser cette indemnité à chaque parent ou grand-parent qui a ainsi perdu un enfant, à chaque enfant victime de maltraitance en famille d’accueil et à chaque enfant qui a été placé en famille d’accueil parce qu’un soutien médical adéquat n’avait pas été mis à la disposition de sa famille.

L’Assemblée des Premières Nations estime le nombre d’enfants concernés à environ 54 000, ce qui porterait l’indemnisation totale à au moins 2,1 milliards. Mais si tous leurs parents obtiennent aussi une indemnisation, ce montant pourrait atteindre 8 milliards, selon une source libérale.

Un « sursis pendant les élections »

Ottawa annonce sa contestation de la décision du Tribunal des droits de la personne trois jours avant la date limite du 7 octobre pour interjeter appel — et en pleine campagne électorale.

De passage à Saint-Anaclet, dans le Bas-Saint-Laurent, le chef libéral, Justin Trudeau, a été appelé à expliquer la décision de son gouvernement, qui prône depuis son élection l’esprit de réconciliation avec les peuples autochtones. « On sait qu’on doit compenser ceux qui ont été blessés par ces politiques », a-t-il d’abord soutenu.

« La question devient : comment bien les compenser, comment le faire de la bonne façon ? Pour ça, il faut avoir des conversations avec nos partenaires, avec les peuples autochtones, avec des leaders, avec des communautés, et c’est des conversations qu’on ne peut pas avoir pendant une période électorale. Et donc, nous sommes en train de demander plus de temps pour pouvoir avoir ces conversations. »

Joint au téléphone à Terre-Neuve, le ministre des Services aux Autochtones, Seamus O’Regan, a fait écho aux commentaires de M. Trudeau, vendredi, en ajoutant que la date butoir du 10 décembre fixée par le tribunal pour élaborer un régime d’indemnisation n’offrait pas assez de temps pour y parvenir, compte tenu des élections. Lorsqu’on lui a demandé si d’autres moyens juridiques avaient été explorés pour gagner du temps, plutôt que de faire appel de la décision, le ministre O’Regan a répondu que c’était là « le seul moyen ».

Une décision « blessante et injuste »

Le chef de l’Assemblée des Premières Nations (APN), Perry Bellegarde, a qualifié la décision du gouvernement d’« absolument inacceptable ».

« Le gouvernement du Canada se prépare encore une fois à lutter contre les enfants des Premières Nations devant les tribunaux », a-t-il écrit dans un communiqué. « Faire appel de cette décision, qui visait à rendre justice aux enfants des Premières Nations pris en charge, est blessant et injuste. »

L’APN estime qu’au moins 54 000 enfants et leurs familles auraient pu bénéficier de cette décision. Par ailleurs, rappelle l’organisation, le tribunal a émis sept ordonnances de conformité à l’encontre du Canada depuis sa décision initiale en janvier 2016.

Le chef régional de l’APN au Manitoba, Kevin Hart, qui est responsable du portefeuille de la protection de l’enfance, estime qu’il est temps « que le Canada cesse de faire obstacle à l’équité et à la justice, mette un terme à ses pratiques discriminatoires et commence à assumer la responsabilité de son traitement historique et continu des enfants des Premières Nations ».

Romeo Saganash furieux

Lorsqu’on lui a demandé plus tôt cette semaine si une contestation judiciaire de la décision du tribunal était prévue, Justin Trudeau était demeuré vague, parlant de réconciliation et de partenariats vers l’autonomie gouvernementale.

Le député néo-démocrate sortant d’Abitibi – Baie-James – Nunavik – Eeyou, Romeo Saganash, a écrit vendredi sur Twitter : « Je ne veux plus jamais entendre un libéral parler de réconciliation. Jamais ! ».

Le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, a condamné la décision du gouvernement d’en appeler du jugement, accusant M. Trudeau de ne pas avoir traité les enfants autochtones de manière équitable. « Cela montre une rupture totale avec les valeurs dont M. Trudeau parle en public », a-t-il dit.

« Il est clair qu’il existe deux Trudeau différents : l’un qui parle de l’importance des relations entre les peuples autochtones et l’autre qui traîne les enfants autochtones devant les tribunaux », a déclaré M. Singh, en campagne à Saskatoon. « C’est un échec moral, c’est injuste, cela perpétue une injustice. »

M. Singh a affirmé qu’un gouvernement néo-démocrate accepterait la décision du tribunal. « On sait depuis longtemps que les enfants autochtones ne reçoivent pas un financement égal, et en raison de ce manque de financement, des enfants autochtones sont morts sous la garde de l’État », a-t-il soutenu.