(Ottawa) L’affrontement hautement médiatisé entre les Raptors de Toronto et les Warriors de Golden State donne lieu à une tout autre lutte sur les ondes, alors que des groupes d’intérêt n’hésitent pas à payer une petite fortune pour bombarder les téléspectateurs de publicités négatives à un peu plus de quatre mois du scrutin fédéral.

Si ces groupes, appelés « tiers » dans le jargon électoral, s’en donnent à cœur joie pendant les heures de grande écoute — 13,4 millions de Canadiens ont regardé le cinquième match de la finale de la NBA lundi, selon Sportsnet —, ils devront cependant ranger leurs canons d’ici quelques semaines, comme le stipule la nouvelle Loi électorale.

Engage Canada, organisation qui se définit comme un groupe populaire militant ouvertement contre le Parti conservateur, s’est offert deux publicités de 30 secondes diffusées pendant le dernier match disputé à Toronto. On y voyait le chef Andrew Scheer comme une figurine à la tête brinquebalante au service de Doug Ford et de l’industrie pétrolière.

« Notre organisation souhaite livrer au plus grand nombre de Canadiens possible le message qu’Andrew Scheer est un homme qui dit oui [yes-man] à la grande entreprise et qui ne sera pas capable de se tenir debout devant Doug Ford, par exemple », a expliqué la porte-parole d’Engage Canada, Tabitha Bernard.

À l’autre bout du spectre, Shaping Canada’s Future, qui dit défendre la libre entreprise, la faible taxation et la réglementation fondée « sur le bon sens », a profité du match des Raptors pour réduire en miettes le bilan de Justin Trudeau en reprenant le concept d’« entrevue d’embauche » utilisé par les conservateurs en 2015.

Le Parti conservateur a par ailleurs aussi choisi de présenter Andrew Scheer aux nombreux adeptes de basketball lors de l’affrontement de lundi dernier, tout comme le puissant syndicat Unifor, qui a diffusé une publicité appelant les électeurs à choisir un gouvernement « qui va nous unir au lieu de nous déchirer ».

La plupart du temps, le mystère le plus complet règne autour des groupes d’intérêt ou « tiers », puisqu’ils n’ont aucun compte à rendre à Élections Canada. Il en est ainsi parce qu’ils choisissent de livrer leurs messages publicitaires précisément dans les semaines avant le déclenchement officiel de la période électorale régie par la loi.

Ils n’ont donc pas de plafond de dépenses publicitaires à respecter ni à divulguer la liste de leurs bailleurs de fonds. Or, les règles changeront avec la modernisation de la Loi électorale du Canada, qui prévoit l’ajout d’une « période préélectorale » débutant le 30 juin.

Pendant cette période, les « tiers » devront se soumettre aux mêmes conditions en ce qui a trait aux dépenses électorales que pendant la campagne traditionnelle.

Flou sur le financement

Engage Canada a admis que les débours pour s’offrir deux publicités pendant la finale de la NBA avaient été « substantiels », mais a refusé de dire à combien s’élevait la note. Le groupe a aussi refusé de confirmer s’il prévoyait répéter l’expérience ce soir, lors du sixième match. « Je ne veux pas divulguer notre stratégie publicitaire », a indiqué Mme Bernard.

« Ce que je peux dire, par contre, c’est que nous étions complètement ravis lundi dernier d’être compétitifs », a-t-elle ajouté, comparant la bataille d’Engage Canada contre le Parti conservateur au combat de « David contre Goliath ». Le groupe affirme également être en réflexion pour la suite de sa campagne publicitaire au-delà du 30 juin.

Selon des experts cités dans différents médias, le prix pour une publicité de 30 secondes diffusée pendant la finale de la NBA peut osciller entre 50 000 et 80 000 $.

Pour l’heure, il est impossible de mettre la main sur la liste de donateurs derrière Engage Canada ou Shaping Canada’s Future. Tabitha Bernard a assuré que leur financement repose entièrement sur les dons « de milliers de Canadiens » à travers le pays qui craignent l’élection d’un gouvernement conservateur au scrutin d’octobre.

Engage Canada a confirmé à La Presse que le syndicat Unifor figure au nombre de ses bailleurs de fonds, sans vouloir préciser l’ampleur de sa contribution. Il faut rappeler que le président d’Unifor, Jerry Dias, est réputé pour être un farouche opposant d’Andrew Scheer. Le syndicat a déjà même affirmé sur Twitter être « le pire cauchemar » du leader conservateur.

« Nous ne quantifions aucun don », a déclaré Mme Bernard. « Nous sommes fiers de compter sur le mouvement syndical, mais nous voulons être clairs : il est faux de suggérer que notre organisation est uniquement financée par des regroupements syndicaux », a-t-elle ajouté, assurant qu’Engage Canada est la voix « des Canadiens ordinaires ».

Qui sont-ils ?

Engage Canada a entrepris ses activités à l’aube de la campagne électorale fédérale de 2015, en diffusant sensiblement le même message, mais cette fois contre Stephen Harper. Le groupe compte dans ses rangs d’anciens stratèges libéraux et néo-démocrates.

Kathleen Monk, qui a été directrice des communications stratégiques pour l’ex-chef du Nouveau Parti démocratique (NPD) Jack Layton, occupe notamment les fonctions de codirectrice d’Engage Canada.

Personne chez Shaping Canada’s Future n’a rappelé La Presse, et bien peu de détails sur leurs activités sont disponibles. Le groupe possède néanmoins un pendant albertain qui a donné bien des maux de tête au NPD de Rachel Notley lors de la dernière campagne provinciale en militant très activement pour Jason Kenney.

Selon des documents d’Élections Alberta, Shaping Alberta’s Future a reçu près de 300 000 $ en dons entre le 1er décembre 2018 et le 16 avril dernier, principalement de grandes entreprises pétrolières et gazières. Élections Canada ne dispose d’aucune information touchant Engage Canada ou Shaping Canada’s Future.

Le Parti libéral du Canada a confirmé à La Presse n’avoir aucun lien avec Engage Canada et a indiqué « s’attendre à ce que les membres de notre démocratie respectent les règles importantes » d’Élections Canada. Le Parti conservateur a aussi réitéré « l’importance pour ces groupes de se conformer aux exigences de la Loi électorale ».

Une tendance empruntée aux Américains

La diffusion de publicités négatives achetées par des tiers est un phénomène plutôt récent au Canada, emprunté aux Américains, estime la professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa Geneviève Tellier. « Aux États-Unis, il y a beaucoup de groupes d’intérêt qui ont des moyens financiers. Ça permet d’avoir un certain équilibre, ce qui n’est pas toujours le cas ici », dit-elle. Aussi, aux États-Unis, la lutte électorale est entre les deux mêmes formations politiques, alors qu’au Canada, c’est différent. « Ici, on est beaucoup plus dans le consensus, moins dans l’affrontement, c’est plus britannique comme système », précise Mme Tellier, qui soutient que ces groupes devraient être soumis à des règles de transparence plus strictes.

« Ça marche »

Le blogueur Bruno Guglielminetti affirme lui aussi que la tendance d’opter pour ce genre de publicité provient de nos voisins du Sud. « Malheureusement, ça marche », dit-il. « Personne n’encourage l’utilisation de ce type de publicité et de langage en termes d’une campagne de communication, sauf que ça fonctionne. Ça fonctionne aux États-Unis, en Europe, et on commence à voir la même chose ici. » Il estime cependant que le mouvement n’a pas encore gagné le Québec.

Que dit la nouvelle loi ?

« Tout tiers doit s’enregistrer auprès d’Élections Canada dès que ses dépenses atteignent 500 $ ou plus pendant la période préélectorale. Pendant la période préélectorale, un tiers ne peut dépenser plus de 1 million de dollars environ en publicité nationale et environ 500 000 $ lors de la période électorale. Un tiers ne peut dépenser plus de 10 000 $ par circonscription. Les contributions de 200 $ et plus faites par des donateurs doivent être déclarées dans les rapports financiers du tiers. » — Élections Canada