(Québec) Le ministre Lionel Carmant était au fait dès son entrée en fonction, en octobre, de l’ampleur de la crise qui frappait la DPJ, incapable de répondre à la demande croissante d’appels à l’aide. En mai, en conférence de presse, le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux cherchait pourtant à se faire rassurant en affirmant avoir mis en place un « plan d’action » destiné à diminuer rapidement les listes d’attente. Sauf que ce plan ne fixe aucune échéance et ne donne aucune indication du nombre d’intervenants à embaucher en vue de réduire les listes d’attente, qui ne cessent d’allonger.

C’est ce qui ressort de deux documents obtenus par La Presse canadienne, grâce à la loi d’accès à l’information.

Le premier, intitulé « Agir sur les conditions d’accès, de qualité et de continuité des services en protection de la jeunesse », est le plan d’action que le cabinet du ministre a refusé de divulguer, un document élaboré sous l’ancienne administration libérale.

On y trouve de nombreux constats alarmants, mais bien peu d’indications sur les moyens qui seront entrepris à court terme pour améliorer l’efficacité de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) sur le terrain auprès des enfants victimes de mauvais traitements ou de négligence, toujours plus nombreux à être placés sur des listes d’attente faute de ressources.

Le deuxième document indique que la gravité de la situation était connue au ministère, bien avant le drame de Granby. Un texte préparé au printemps 2018 par les autorités du ministère de la Santé et des Services sociaux conclut à « l’urgence » d’intervenir, laissant même planer une possible rupture de services, tellement la DPJ croule sous le trop grand nombre de cas à traiter.

La direction du ministère s’y interroge d’emblée sur la capacité actuelle du réseau « à faire face aux impacts d’une telle augmentation » du nombre de signalements.

Cette situation « accentue considérablement la problématique des listes d’attente et se répercute sur l’accroissement des délais d’intervention pour l’évaluation des signalements et l’application des mesures ». Un groupe « tactique » de travail avait alors été mis sur pied, qui a terminé ses travaux en août dernier.

Ce cri d’alarme est venu s’ajouter à ceux lancés périodiquement par les dirigeants des DPJ et le milieu syndical qui représente les intervenants.

En mai, dans une lettre, les directeurs de la DPJ de tout le Québec réclamaient « les moyens d’agir avec célérité ». Le recrutement et la rétention de la main-d’œuvre étaient identifiés comme étant au cœur du problème.

Un plan d’action caché

Les pressions sur le ministre Carmant ont culminé, à la suite du décès tragique, fin avril, d’une fillette de 7 ans de Granby, une enfant martyre bien connue de la DPJ.

Le 1er mai, dans un communiqué, M. Carmant se disait « en action », affirmant qu’« un plan d’action a été établi pour réduire ces listes (d’attente) dans les meilleurs délais ». Mais il n’a jamais rendu public ce document.

Or, selon le document obtenu par la loi d’accès, ce plan d’action ne contient aucun échéancier sur les objectifs à atteindre, aucune incidence budgétaire, ni aucune cible quant au nombre de postes à combler afin d’offrir un meilleur service dans des délais plus raisonnables.

M. Carmant a cependant reconnu publiquement, à plusieurs reprises, que le manque de personnel et le taux élevé de roulement des professionnels, souvent surchargés, étaient au cœur du problème de fonctionnement de la DPJ.

Il rappelait dans son communiqué qu’il voulait « consolider » les équipes de la DPJ et avait réussi à faire débloquer 18 millions dans le dernier budget, somme qui devrait servir à embaucher du personnel et à assurer un meilleur encadrement aux intervenants de la DPJ.

Mais cette somme équivaut à « des pinottes », car il faudrait 15 fois plus d’argent pour répondre aux besoins de ressources supplémentaires à la DPJ, selon la présidente de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), Carolle Dubé, qui évalue les besoins réels autour de 270 millions.

En fait, il semble impossible de savoir combien de postes d’intervenants il faudrait créer pour éliminer les listes d’attente de la DPJ. Combien seront créés grâce aux 18 millions ? Quelle sera la répartition régionale ? Les sommes serviront-elles à embaucher des travailleurs sociaux chargés d’analyser les signalements ou à créer des postes de « mentors » ? Les embauches auront lieu quand ?

Malgré des demandes répétées, le cabinet du ministre a refusé de fournir plus de détails sur son plan d’action et ses intentions. Le ministre Carmant a aussi refusé toutes les demandes d’entrevues.

Signalements : hausse de 12 %

Le Québec a dépassé le cap des 100 000 signalements annuels — un bond de 12 % l’an dernier seulement —, laissant des milliers d’enfants vulnérables sur des listes d’attente, et de plus en plus longtemps, faute de personnel pour s’en occuper.

L’objectif du ministre consiste à « fournir du soutien clinique et du mentorat pour renforcer les équipes sur le terrain et diminuer la tâche de travail de chacun des intervenants », a indiqué par courriel l’attachée de presse du ministre, en guise de réponse aux questions formulées sur le plan d’action et les moyens déployés.

Dans sa réponse écrite à la demande d’accès, le sous-ministre adjoint du ministère de la Santé et des Services sociaux, Pierre Lafleur, confirme que le plan d’action « ministériel ne comporte pas d’échéancier et qu’aucun budget supplémentaire n’a été accordé ».

Le ministre Carmant a en fait recyclé le plan d’action concocté par le gouvernement libéral précédent, car le document transmis date de septembre 2018, soit quelques semaines avant l’élection du gouvernement caquiste.

Le plan d’action, qui tient en fait en trois pages, énumère surtout des principes et des intentions. Un paragraphe porte sur la stratégie à adopter pour contrer les pénuries de personnel : rappeler des intervenants retraités, recourir davantage aux heures supplémentaires, créer des postes « inter-établissements », ajouter du personnel de soutien aux intervenants. Mais il ne fait pas mention d’embauche d’intervenants et ne fixe aucune limite dans le temps pour mettre en place la stratégie.

En parallèle, les directions régionales de la DPJ ont été invitées par le ministère à « bonifier leur plan d’action » local.

Impatience

Le milieu s’impatiente, dit la présidente de l’APTS, un syndicat très présent dans les DPJ et les Centres jeunesse. « Il faut ajouter des ressources dans les établissements pour alléger les charges de travail. Les gens ont beaucoup trop d’enfants à suivre », fait valoir Mme Dubé, qui dit elle aussi avoir prévenu il y a plusieurs mois le ministre qu’il fallait éviter « des situations de crise qui pouvaient être épouvantables ».

Un cas comme celui de Granby peut se reproduire, prévient-elle, d’où l’importance d’agir sans attendre les conclusions de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, qui doit remettre ses recommandations dans 18 mois.