(Ottawa) Galvanisés par les récentes élections provinciales favorables, les conservateurs fédéraux du Québec, réunis ce week-end à Victoriaville, rêvent à voix haute au déferlement d’une vague bleue au scrutin d’octobre prochain. À six mois des élections fédérales, est-ce un scénario réaliste ? Quatre experts se prononcent.

Appétit pour le changement 

Le rouge libéral s’efface peu à peu dans les provinces canadiennes depuis l’élection du gouvernement de Justin Trudeau en 2015. L’automne dernier, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick ont choisi de faire confiance à un gouvernement conservateur. Le scénario s’est répété en Alberta et à l’Île-du-Prince-Édouard, tout récemment. Le Québec a aussi abandonné les libéraux pour confier un mandat historique à la Coalition avenir Québec.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a au pays un appétit pour le changement, ont affirmé les experts consultés par La Presse. À l’exception près de l’Alberta où les électeurs ont éjecté le gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley, qui avait causé la surprise en 2015, pour réélire un gouvernement conservateur. « Dans ce cas, on parle d’un retour à ses anciennes amours », illustre le politologue Réjean Pelletier, de l’Université Laval.

PHOTO ANDREW VAUGHAN, LA PRESSE CANADIENNE

Dennis King, nouveau premier ministre de l'Île-du-Prince-Édouard

À l’Île-du-Prince-Édouard, au Nouveau-Brunswick et en Ontario, l’usure des gouvernements libéraux a joué un rôle dans les élections. « Je n’ai pas l’impression que c’est un nouvel engouement pour les conservateurs », estime la professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, Geneviève Tellier.

« Ce qui s’est passé à l’Île-du-Prince-Édouard, par exemple, c’est que le vote des libéraux s’est effondré et est allé vers le Parti vert. Ça ne veut pas dire que les conservateurs sont la voie du changement, mais ce désir-là a amené à ce résultat », explique-t-elle.

Le Manitoba a élu un gouvernement progressiste-conservateur en 2016, après deux mandats du Nouveau Parti démocratique (NPD). « Quand le NPD perd des plumes au fédéral, ça se ressent aussi au provincial », ajoute M. Pelletier.

Montée conservatrice ?

Évoquant des réalités propres à chacune des provinces, les experts consultés hésitent par ailleurs à parler de « montée conservatrice » au pays. « Je pense que ce serait une analyse très courte pour les conservateurs de voir dans ces votes-là un contexte qui leur sera nécessairement favorable », estime le professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval Thierry Giasson.

« J’espère que les stratèges conservateurs sont capables de mettre ces élections-là dans leur contexte. Il y a un appétit pour le changement, pas nécessairement pour le conservatisme. Quand on regarde froidement les données, c’est ce qu’on voit », ajoute-t-il.

Professeure spécialiste en politiques publiques au département de sciences politiques à l’UQAM, Carolle Simard juge qu’il est aussi « prémédité » d’envisager une vague bleue conservatrice au scrutin fédéral. « Est-ce qu’on peut tirer des généralités [des résultats provinciaux] ? Je pense que non », soutient-elle.

Mme Simard use de prudence lorsqu’il est question d’évaluer l’impact des élections provinciales sur le vote fédéral, soulignant que l’électorat peut rechercher une sorte d’équilibre entre les deux ordres de gouvernement. C’est aussi ce que pense M. Giasson.

« On observe que les électeurs vont parfois élire une couleur au fédéral et voter pour une autre famille politique au provincial […] Il faut prendre tout ça dans le contexte de la politique canadienne et de la particularité unique des provinces », nuance-t-il.

Effet Ford-Kenney ?

L’élection des ténors conservateurs Doug Ford en Ontario et Jason Kenney en Alberta servira-t-elle à propulser le leadership du chef fédéral Andrew Scheer ? Les avis sont mitigés. « Ford est une figure polarisante. Ce pourrait être un levier intéressant pour les libéraux », estime Thierry Giasson.

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Doug Ford, premier ministre de l'Ontario

Reste que la conjoncture risque d’être plutôt favorable à M. Scheer, prévoit Mme Tellier. « Il va avoir des relais pour son message. C’est-à-dire qu’il y a d’autres personnes qui vont pouvoir reprendre son discours, ses idées et les adapter à leur propre électorat en province. Ça ne peut que bénéficier à M. Scheer, pourvu qu’il n’y ait pas de grandes déclarations controversées d’un Doug Ford ou d’un Jason Kenney », illustre-t-elle.

Réjean Pelletier abonde dans le même sens. « Ce sera un grand défi pour Justin Trudeau parce qu’il ne pourra pas compter sur l’appui, quoique ce n’était pas toujours le cas, de premiers ministres libéraux dans les provinces. Il ne pourra pas être sur la même tribune ou s’afficher en public avec un premier ministre provincial », explique-t-il.

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Jason Kenney, premier ministre de l'Alberta

M. Pelletier note qu’il n’a pas non plus de « vedettes libérales » en province, un peu comme Jason Kenney ou Doug Ford. « Je pense que M. Trudeau va devoir faire campagne relativement seul. Il ne devra compter que sur lui-même, ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle », ajoute-t-il.

La fin de la trudeaumanie ?

Les récents résultats électoraux provinciaux à la faveur des conservateurs ne sont pas totalement étrangers à la perte de vitesse du Parti libéral du Canada, qui a perdu des plumes selon les plus récents sondages, estime Réjean Pelletier.

« S’il y avait eu un chef libéral fédéral très fort et charismatique, peut-être que les libéraux auraient fait meilleure figure dans les provinces », estime M. Pelletier, qui n’hésite pas à dire que la « trudeaumanie » est loin derrière. « On ne peut pas dire que son mandat a été très glorieux. On n’a rien qui ressort véritablement », ajoute-t-il.

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Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Carolle Simard est aussi d’avis que M. Trudeau « a perdu beaucoup de panache » au fil des mois, notamment dans la foulée de l’affaire SNC-Lavalin. « Il a perdu son alter ego [en Gerald Butts] et le greffier du Conseil privé [Michael Wernick], ce n’est pas rien », dit-elle. Elle constate que Justin Trudeau a perdu aussi de « sa présence » et « de son aisance ».

Que ce soit SNC-Lavalin, le rachat du pipeline Trans Mountain ou le voyage controversé en Inde, les conservateurs ne manqueront pas de munitions politiques contre Justin Trudeau lors de la prochaine campagne. Reste que, selon Thierry Giasson, les libéraux peuvent aussi « incarner une nouvelle façon de faire de la politique » dans le contexte où les électeurs sont avides de changement et qu’ils ne sont au pouvoir que depuis quatre ans.