En devenant maire de Montréal, Denis Coderre a réalisé son rêve de toujours : être le boss. Depuis l'époque où il portait fièrement ses bretelles rouges chez les jeunes libéraux jusqu'aux derniers jours de la campagne municipale, l'omniprésent Coderre a travaillé sans relâche à son autopromotion, avec la ténacité du boxeur qui n'accepte jamais la défaite. Portrait du nouveau maire, adepte compulsif de Twitter, en quatre mots-clés.

#INCONTOURNABLE

Été 1982. Anie Samson, future mairesse d'arrondissement, a 14 ans. Elle prépare une épluchette de blé d'Inde dans la cour de sa mère. Le téléphone sonne. C'est un jeune de 18 ans, qui veut se faire inviter à la fête, avec un objectif en tête : recruter la jeune Anie dans son équipe modestement nommée Coalition Coderre.

La Coalition Coderre fera élire le jeune Denis à la tête de la section québécoise des jeunes libéraux du Canada. « Nous, on était sa slate. Et on a gagné », raconte Anie Samson, qui se présentera de nouveau sous la bannière de l'Équipe Coderre dans Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension 30 ans plus tard.

Tout jeune, Denis Coderre cultivait déjà l'art de se rendre incontournable, se souvient Jean Lapierre, alors député de Shefford. « Chez les jeunes libéraux, si on ne l'avait pas avec soi, il était capable de nous faire du trouble, lance Lapierre en rigolant. Il avait déjà du front tout le tour de la tête. Et il déplaçait de l'air. »

Le jeune élève, qui porte déjà l'uniforme du politicien - complet veston et la mallette - sur les bancs du cégep, aboutit tout naturellement... en science politique. Son professeur de l'époque, Guy Bouthillier, s'en souvient encore. « Il était visible, mais surtout, audible. »

« On se déplaçait toujours en meute », se souvient le maire fraîchement élu avec un sourire. Un matin, la « gang à Coderre » envahit le bureau d'un professeur, Stéphane Dion, pour exiger des explications sur le contenu du cours. « Quand il parlait, les autres l'applaudissaient. Il avait un ascendant », se souvient Dion.

« Quand il entrait dans la salle, on ne voyait que lui », raconte sa femme, Chantale Renaud, qui est tombée amoureuse de lui à peu près à cette époque. Vingt-cinq ans plus tard, elle est toujours à ses côtés.

La politique et rien d'autre

Dès le départ, son futur mari a été clair avec elle : il allait faire de la politique. Et c'est ce qu'il fait. À force de coups de gueule, de dossiers sexy et d'interventions continuelles sur la planète médiatique entière, Denis Coderre est devenu et resté un incontournable de la politique québécoise.

« En campagne électorale, dans les endroits les plus difficiles où on ne pouvait pas envoyer de ministres parce qu'on savait qu'on allait se faire cogner, on envoyait Denis. Parce que c'est un boxeur qui ne va jamais au tapis », raconte un organisateur libéral.

Mais le coup de poing du Rocky de la politique faisait parfois de grands dégâts, rétorque une autre source libérale. « En campagne, quand Denis passait dans une circonscription, c'était la politique de la terre brûlée. Il ne restait plus rien après. Parce qu'il avait fait 45 000 promesses qu'on ne pouvait pas tenir. »

En 1999, Jean Chrétien le nomme au poste normalement obscur de secrétaire d'État au Sport. À force de travail, il en fait un superbe tremplin politique. Le milieu l'adopte, les athlètes l'adorent.

« Il a fait plus que tout secrétaire d'État au Sport que j'ai vu en 30 ans de carrière », raconte Christiane Ayotte, directrice du laboratoire de contrôle du dopage sportif de l'Institut national de la recherche scientifique.

À ce poste, il réalise ce qu'il considère lui-même comme le meilleur coup de sa carrière fédérale : il remporte, pour Montréal, le siège de l'Association mondiale antidopage. La finale se joue à Tallinn, en Estonie. « Il y avait 36 votes à aller chercher. C'était 36 campagnes électorales. Montréal a gagné par deux votes. On les a eus, les Européens », raconte Coderre avec un sourire carnassier.

Durant son séjour en politique fédérale, Coderre utilise habilement chaque occasion pour se faire valoir. Il fait flèche de tout bois : il s'attaque au commentateur Don Cherry pour ses commentaires francophobes, il défend des athlètes exclus de leur fédération sportive, il se rend même jusqu'en Afghanistan pour pourfendre « la diplomatie de Joe Louis » du conservateur Maxime Bernier.

#RÉSILIENCE

Automne 1993. La salle du buffet Durante, à Montréal-Nord, est pleine de monde. Il est tard : la lutte dans Bourassa a été très chaude. Denis Coderre monte sur la scène pour prononcer son discours de victoire. Enfin, après deux défaites en 1988 et 1990, il est élu député. Son rêve se réalise par une mince majorité de 34 voix.

Mais après qu'il eut prononcé quelques phrases, son adjoint le tire par la manche. « Il y a eu une erreur dans un bureau de vote. Tu perds », lui chuchote-t-il à l'oreille. « En cinq minutes, on est passés de gagnants à perdants », raconte sa femme, Chantale Renaud. « J'ai dit au monde : vous allez avoir deux députés. Un qui est élu, et un qui s'en vient », raconte Coderre.

Pendant quatre ans, il « travaille » la circonscription. Il est finalement élu en 1997, avec une majorité de 7300 voix. À Ottawa, il se faufile dans la Chambre des communes, déserte. Seul, il s'assoit sur son siège, et savoure sa victoire. Jamais plus le « roi de Bourassa » ne se laissera déloger.

Plusieurs se seraient découragés de ces défaites successives. Pas lui. « Il rebondissait toujours, se souvient Jean Lapierre. Et il restait toujours le même Denis. »

« Ces défaites ont été extraordinairement formatrices », dit Denis Coderre. Il a appris à ne rien tenir pour acquis. Comme en 1990, où il avait compté pendant toute la campagne sur l'appui de la famille du député sortant, feu Jean-Claude Malépart.

« Il avait adopté le style Malépart. Il avait été trop loin. Ça avait choqué la famille », se souvient Gilles Duceppe, qui l'affrontait dans Laurier-Sainte-Marie. À la fin de la campagne, la veuve de Malépart lui assène un coup de massue : « Si ça continue, il va se prendre pour son fils ! »

Denis Coderre a bien des ennemis, mais tout le monde convient que c'est un bourreau de travail. « Il travaille très fort. Et il donne le goût aux gens de travailler fort, dit Stéphane Dion. Même dans les temps de vaches maigres, il a trouvé des organisateurs locaux pour nous dans les circonscriptions. »

En 2002, Jean Chrétien lui donne enfin un vrai poste au cabinet. Il sera ministre de l'Immigration. Dans le contexte post-11 septembre 2001, c'est tout un contrat. D'autant plus que celle qui l'a précédé, Elinor Caplan, a complètement refondu la loi sur l'immigration. Il hérite de ses décisions, qui provoquent l'ire des groupes de défense des immigrants.

Les groupes se sentent trahis. Ils tiennent une grande rencontre à Terre-Neuve. Coderre y prononce un discours : l'atmosphère est glaciale. Les délégués portent un brassard noir. « Il est venu. Il a fait son discours. Il a pris des questions. Il n'y avait rien de stagé », dit le représentant d'un de ces groupes, qui salue son courage.

Quelques mois plus tard, il appelle personnellement Rivka Augenfeld, de la Table de concertation sur les immigrants, et la convainc de participer à un groupe de travail qui vise à encadrer le travail des consultants, les « vautours » de l'immigration.

« À l'intérieur d'un an, le chemin que nous avons parcouru a été remarquable. Il a un grand talent pour aller recruter du monde et les convaincre de travailler pour lui », dit-elle.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRECHETTE, LA PRESSE

Lucie Baillargeon, mère de Denis Coderre. 

#GAGNER

Automne 1991. La station CKVL propose à Jean-Pierre Charbonneau, ancien député, d'animer un face à face quotidien avec Denis Coderre. Charbonneau l'intello, qui voulait faire des débats d'idées, se retrouve devant un adversaire à la répartie foudroyante, qui a peu de scrupules sur les moyens.

« On ne peut pas faire de combat au fleuret devant quelqu'un qui prend un bâton de baseball. Il ne voulait jamais perdre, raconte Charbonneau. Et il a fait de la politique de la même façon qu'il a fait de la radio. »

Denis Coderre a toujours voulu être le patron. C'est son professeur de 1re année, Mlle Arbour, qui a lancé sa carrière politique, raconte-t-il, parce qu'elle voulait canaliser l'énergie de cet élève turbulent. « Elle m'a proposé de lire un poème par semaine à la classe. J'ai plutôt fait des discours », raconte-t-il en riant. « À 12 ans, il m'a annoncé qu'il voulait être premier ministre », poursuit sa mère, Lucie Baillargeon.

Quinze ans plus tard, à CKVL, il n'a pas changé d'avis. « Il disait déjà qu'il voulait être premier ministre. Et il n'était pas encore député ! C'était clairement un gars de pouvoir », dit Jean-Pierre Charbonneau.

Denis Coderre a toujours travaillé pour... Denis Coderre, disent plusieurs. « Cette soif de pouvoir, c'est un peu épeurant. Il est prêt à tout pour arriver à ses fins, dit un stratège libéral. Ce n'est pas un joueur d'équipe, c'est un magouilleur, pas clean sur les méthodes. Il jouait la game de façon très dure. »

« Ça, c'est mon libéral préféré : la source anonyme ! », réplique Coderre, qui affirme, l'oeil noir, toujours avoir joué franc jeu. « Je n'ai jamais mangé de ce pain-là. » Ça ne l'empêchait pas de décrocher très souvent le téléphone pour souffler des infos à l'oreille des journalistes.

En 2003, par exemple, quand Bernie Ecclestone menace de mettre fin au Grand Prix du Canada à cause de la loi qui proscrit les commandites des sociétés de tabac, il appelle les journalistes sportifs pour leur spinner sa solution : une suspension de la loi. Or, sur le plan légal, ça ne tient pas la route. Il met le gouvernement dans l'embarras.

Derrière l'image du bon vivant jovial et rigolard, Denis Coderre peut être un dur. « En réunion, avec ses collaborateurs, c'est une figure autoritaire, qui peut devenir intimidante autour d'une table. Quand il entrait dans la pièce, même la posture des gens changeait », relate le réalisateur André St-Pierre, qui l'a suivi lors de la campagne municipale pour le documentaire Une ville en campagne.

Denis-le-dur est apparu à quelques reprises au cours de cette course à la mairie. Avec l'animateur Michel C. Auger, par exemple, qui a posé deux fois une question qui n'était pas à son goût. « Je vais me faire rare icitte si tu continues à poser des questions de même », lance-t-il, furieux, à sa sortie du studio. L'équipe a été saisie. Auger, quant à lui, n'a pas été impressionné. « Je le connais depuis 30 ans. Ça peut être le gars le plus charmant du monde ou le bully de la cour d'école. » Peu après, Coderre s'est excusé.

Pendant la campagne référendaire de 1995, en parlant du bloquiste Osvaldo Nunez qui l'a battu dans Bourassa, il déclare : « Des fois, j'ai envie de remettre en vigueur la loi sur la déportation et de renvoyer dans leur pays ces gens qui crachent sur mon drapeau. » Il est forcé de s'excuser.

Mais pour gagner une bataille, il n'hésite pas à s'allier avec ce Bloc qu'il a tant pourfendu. Dans l'affaire Julie Couillard, il s'alliera avec Gilles Duceppe pour obtenir la tête du ministre Maxime Bernier. « Il avait des infos, on avait des infos. On a mis ça ensemble et ça a mené à la démission du ministre », raconte Duceppe.

Adolescent, Denis Coderre était beaucoup plus proche du Parti québécois que des libéraux. S'il avait pu voter en 1980, il aurait coché le Oui, admet-il lui-même. Jean-Pierre Charbonneau l'a souvent questionné sur ce changement d'allégeance. « Pour moi, il a choisi la gang qui l'amènerait à un plus haut niveau de pouvoir. »

Chez les jeunes libéraux, il est partisan de Turner, avant de passer dans le camp Chrétien. Dans la guerre qui oppose Chrétien à Martin, il est clairement du bord de celui qu'il appelle son « père politique », Jean Chrétien. Et pourtant, il est à peu près le seul membre du camp Chrétien à avoir trouvé une place dans le premier cabinet de Paul Martin ! « Il a joué sur les deux tableaux. Et il a récolté partout ! », dit une source libérale.

Dans le scandale des commandites, son nom est mentionné. Sa proximité avec Claude Boulay est remise en question. Mais il n'est accusé de rien. Pourtant, l'entourage de Paul Martin l'envoie sur les banquettes arrière. C'est à ce moment, pensent plusieurs, qu'il a commencé à songer à faire autre chose que de la politique fédérale.

Quand Michael Ignatieff est élu chef, il revient en grâce. Mais la lune de miel dure à peine un an. Après une chicane sur l'identité du candidat libéral dans Outremont - que son éternel rival Martin Cauchon veut reprendre -, il quitte avec fracas son poste de lieutenant du Québec, accusant les « gens de Toronto » d'avoir trop d'influence au Parti libéral du Canada.

Un calcul politique pur, disent ceux qui ne l'aiment pas, en vue de se positionner pour une carrière au Québec. « Il a joué la carte classique : le nationalisme. La gang de Toronto m'a bousculé », croit une source proche des libéraux. Denis Coderre, quant à lui, affirme encore avoir « brisé un tabou » en dénonçant l'influence des Torontois au sein de son parti.

Calcul ou pas, quand il part, une porte s'ouvre toute grande devant lui : celle de l'hôtel de ville de Montréal.

#PROXIMITÉ

Automne 1997. Brunilda Reyes, aujourd'hui directrice de l'organisme Les Fourchettes de l'espoir, doit s'exiler au Mexique. La demande de statut de réfugié présentée par sa famille a été refusée.

Pendant six mois, elle vivra dans un trois-pièces minable avec ses quatre enfants. Qui prend de ses nouvelles régulièrement, qui fait sans relâche des appels pour faire avancer sa nouvelle demande de statut de réfugié ? Son député, Denis Coderre.

« Il nous a aidés. Pourtant, il n'avait pas besoin de nous. Il ne savait même pas si on allait pouvoir revenir ! »

Denis Coderre, fils de menuisier, élevé dans un bungalow modeste de Montréal-Nord, a toujours joué la carte de la proximité avec les gens. Il aime se décrire comme un self made man. « Je n'ai jamais été le candidat des bien-pensants », dit-il.

Dans sa circonscription, où il appelle tout le monde « mon frère », il connaît les chauffeurs de taxi par leur petit nom. Il parle en créole aux Haïtiens, en italien aux Italiens. « Quand il fait son épicerie, c'est long », dit Brunilda Reyes en riant.

Médias sociaux et le phénomène Coderre

Jeune député, Denis Coderre avait déjà compris l'importance de s'adresser directement aux gens. Il devient un habitué de l'émission de télé communautaire Nos députés nous parlent. « Denis a toujours eu cette capacité à reconnaître les moyens avant-gardistes pour communiquer avec les citoyens », dit Marc Roy, qui a travaillé au bureau de Paul Martin.

Mais le « phénomène Coderre » naît avec les médias sociaux. Très rapidement, le député comprend le potentiel de Facebook, où il collectionne des milliers d'amis. Il découvre Twitter en 2010, après le tremblement de terre en Haïti. « C'était le meilleur moyen pour retrouver des gens. » Aujourd'hui, après avoir pitonné plus de 31 000 tweets, il a 116 000 abonnés, plus que des vedettes comme Dany Turcotte et Julie Snyder. « Les médias sociaux ont élargi son personnage et son attrait dans d'autres réseaux que les libéraux fédéraux traditionnels », observe Jean Lapierre.

Parallèlement, il se montre dans toutes sortes d'émissions populaires. Il cuisine du riz aux tomates avec Bob le chef, fait de la chronique culturelle à Bazzo.tv, imite les Denis Drolet au Festival Juste pour rire. Et il tweete furieusement pendant les matchs de hockey.

« Pendant la campagne, avant les débats, il jasait avec les techniciens sur le pointage du Canadien, raconte son adversaire à la mairie, Marcel Côté. Moi, je ne savais même pas que le Canadien jouait ! »

« En campagne, c'est une star. Il provoque des attroupements, les gens veulent se faire photographier avec lui », dit Chantal Rouleau, mairesse de l'arrondissement de Pointe-aux-Trembles-Rivière-des-Prairies.

L'homme a une mémoire phénoménale. « S'il vous a rencontré, il va vous reconnaître », résume Stéphane Dion. Avant de prononcer un discours, il prend de longues minutes pour saluer tout le monde, tutoie les organisateurs, parle aux communautés dans leur langue. « En faisant ça, il apprivoise la salle. Donc, la salle va l'écouter », dit Dion.

« Son pire ennemi, c'est lui-même »

Pendant toute sa carrière, on a beaucoup reproché à Denis Coderre son manque de contenu. « Son pire ennemi, c'est lui-même. Il mise trop sur la communication politique et, parfois, il pense que ça peut tenir lieu de contenu », dit un organisateur libéral. Le lancement de sa campagne à la mairie en est un bel exemple : pris au milieu des manifestants masqués, il garde son calme, mais n'a aucun élément de programme à annoncer.

Pourtant, son programme était prêt depuis belle lurette, souligne Chantal Rouleau, qui faisait partie de la formation politique de Louise Harel depuis 2009. Tôt au printemps, il l'a convaincue de retourner sa veste.

« C'était l'époque où les médias le décrivaient beaucoup comme un bouffon, un clown. On se rencontre, il m'explique son programme. Honnêtement, depuis que je suis en politique, c'est la première fois qu'on me présente quelque chose d'aussi concret. Il m'explique tout ça en long et en large. Puis, il s'arrête de parler. Et il me dit : "Tu vois, Chantal, c'est ça, le clown." J'ai éclaté de rire. »

Maintenant qu'il est élu, Denis Coderre restera proche de ses électeurs, prédit Jean Lapierre. Il sera le maire de la proximité. « Il va être partout. Il n'y a pas un tuyau qui va péter sans que le maire Coderre arrive sur place ! »

Photo Pierre Côté, archives La Presse

Denis Coderre, alors qu'il était président des jeunes libéraux fédéraux en 1987.