Tout comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Baptiste Bombardier a immédiatement reconnu le polaroïd que lui a tendu le journaliste de La Presse Michel Auger, avec son contour doré et ses reflets chatoyants. Il en a un similaire aimanté sur son frigo jaune moutarde.

Le jeune enquêteur a examiné de plus près le rebord de la photo instantanée de la Coupe Stanley. Tiens, tiens. Une trace de poudre blanche, et pas celle qui assèche les fesses des bébés.

Il n’y a qu’une seule personne à Montréal qui utilise un appareil automatique produisant de tels clichés. Et Baptiste Bombardier se souvient très bien du photographe au Polaroïd. Comment oublier un personnage aussi flamboyant ? Il faudra par contre attendre la fin du défilé de la Coupe Stanley et la tombée de la nuit pour capturer cet oiseau rare.

Une foule compacte de noctambules se presse devant le Lime Light, la discothèque la plus branchée de la ville. C’est une nuit chaude, fiévreuse, qui incite à toutes les formes de plaisirs.

Sur le tapis rouge déroulé à l’entrée de la boîte de nuit, rue Stanley, Baptiste Bombardier aperçoit l’homme au polaroïd, une flûte de champagne dans la main gauche et son « kodak » dans l’autre. Son habit brille comme quatre boules disco. Il parle fort, gesticule et pratique le « baiser aérien » aussi bien qu’un New-Yorkais de la haute société. Mouah, mouah. Tout le monde ici l’appelle Coco.

« OK, sweetheart. Tiens-toi droite. Sors tes seins. That’s it, honey. That’s it ! Regarde ici. Yasss, gorgeous », lance le photographe mondain à une mannequin filiforme, sosie de Grace Jones. Clic !

Il y a presque trois ans, Baptiste Bombardier accompagnait sa cousine Carmen Courtois à l’ouverture de ce même Lime Light. Le Studio 54 du Nord. Le temple du disco. Carmen frayait alors avec des vedettes de série B, voire de série D, et croyait que le fait d’être vue au Lime Light propulserait sa carrière au top.

C’est lors de cet évènement médiatique extra-gratiné que Baptiste Bombardier avait croisé M. Polaroïd, alias Coco, qui lui avait alors tiré le portrait.

« Monsieur, je suis de la police. Auriez-vous deux minutes, j’ai des p’tites questions à vous poser à propos de cette photo ?, le coupe Baptiste Bombardier en exhibant son badge du SPCUM ainsi que le polaroïd de la Coupe Stanley.

– Oh no, darling. Pas ici, non, lui répond Coco. Suis-moi à l’intérieur. Come on ! By the way, mon vrai nom, c’est Duncan Archibald. Coco pour les intimes. »

À la mezzanine du Lime Light, qui surplombe le plancher de danse bondé, une odeur de tabac, de sueur et de sexe pique les narines de Baptiste Bombardier. Le DJ Robert Ouimet s’active derrière ses deux tables tournantes. Donna Summer encourage les rapprochements sur Love to Love You Baby et Coco Duncan valse dans cette foule bigarrée avec l’aisance d’un prince de la nuit. Il s’arrête d’un coup sec pour renifler un rail de cocaïne aussi long que la ligne de métro reliant Berri-de-Montigny à Longueuil.

« Oh shit, c’est vrai, t’es une police, toi. Tu vas pas m’arrêter, hein ? »

Poudré jusqu’aux extrémités, Coco Duncan raconte à Baptiste Bombardier que la grosse gomme de la construction de Montréal se réunit toujours dans la salle VIP du Lime Light, tout au fond. C’est dans cet endroit secret que les promoteurs les plus influents se partagent les contrats donnés par la Ville de Montréal et par le gouvernement de Robert Bourassa. Il s’y brasse des milliards, selon Coco, qui a une légère tendance à exagérer.

« Le Lime Light, c’est comme une cafétéria d’école secondaire, poursuit Coco Duncan. En bas, t’as les gens ordinaires, les plus laids. Au premier étage, c’est les meilleurs clients, ceux qui tippent fort. Comme la jet-setteuse Anita Bling. Love her. Love her name. C’est elle a qui a amené David Bowie ici. Plus haut, t’as les joueurs du Canadien. Puis, à côté, ce sont les vedettes d’ici. Alain Montpetit, Guy Aubry, Dick Walsh, Patsy Gallant. Pis au top de la pyramide, les boys de la construction. Genre, ceux qui bâtissent le Stade olympique. »

Coco siffle sa cinquième coupe de champagne et déballe d’autres infos qui piquent la curiosité de Baptiste. En temps normal, Coco n’entre jamais dans la salle VIP, gardée par deux colosses peu souriants. Mais très tard dans la nuit de dimanche à lundi, un Français l’a invité à y prendre un dernier verre.

« Un Français ?, l’interrompt Baptiste, qui essaie de ne pas perdre le fil dans ce flot de mots.

– Oui, un vieux bonhomme de 50 ans qui parlait avec un accent français, enchaîne Coco Duncan. Il voulait que je l’accompagne sur un chantier, en pleine nuit, pour prendre une photo. Imagine 1000 $ cash, baby, pour une photo d’un trophée dans une trappe de sable. Yes, please !

– Te rappelles-tu le nom de ce Français ?

– Honey bunny, avec tout ce que j’avais pris ce soir-là, je ne me souvenais même pas de mon propre nom.

– Crisse, fais un effort, Coco, c’est super important, s’impatiente Baptiste, de moins en moins à l’aise dans cet environnement de débauche qui ne ressemble pas du tout à sa taverne Magnan.

– Wait ! Me semble qu’il s’appelait Roger. Yes, c’est ça, Roger. Je le niaisais tout le temps avec ça. Roger that, Mister Roger ! 10-4, Roger ! »

Le cœur de Baptiste a failli lâcher et la question suivante lui brûlait les lèvres. On dirait que c’était trop gros pour être vrai.

« Est-ce que ça pourrait être Roger Taillibert, tu penses ?

– Bingo, my friend. C’est Roger Taillibert, comme tu dis. C’est qui, lui, déjà ? »

Lisez les autres chapitres de notre polar estival

Replongez dans l’ambiance des années 1970 en écoutant Love To Love You Baby, de Donna Summer, le choix musical d’Hugo Dumas, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.