Cet été, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Peu de choses énervaient Anita Bling autant qu’une ligne téléphonique occupée.

Bup, bup, bup...

Chaque fois, attendre que la communication soit enfin possible lui semblait interminable.

Elle essayait de passer le temps avec différentes activités. Par exemple, lire le nouveau numéro des Têtes de pioche, le journal radical féministe qu’elle adorait, mais cachait sous quelques carrés de marqueterie « lousses » dans le sous-sol pour ne pas se faire donner des coups par son mari.

Parfois, quand elle était chanceuse côté horaire, elle pouvait tomber sur Femmes d’aujourd’hui, à Radio-Canada, sur sa nouvelle télé couleur et patienter un peu ainsi en écoutant Minou Petrowski, qu’elle avait un jour aperçue à sa « régie » en train d’acheter du Krug.

Presque tout le temps, elle finissait par se faire mal à un ongle à force de composer le même numéro compulsivement sur le cadran rotatif de son Contempra mandarine – une beauté – en espérant que la ligne soit libre.

« Coudonc, quand est-ce qu’elle va lâcher le téléphone et me répondre ? »

Ce jour-là, Anita essayait de joindre son amie Carmen, et c’était urgent.

Mais Carmen Courtois, elle, était au téléphone avec Manon Ryan, de la police de Montréal. Et c’était compliqué.

« Mautadine, encore occupé... »

Anita Bling avait une excellente raison de vouloir joindre Carmen rapidement.

Le coup de fil à l’hôtel de ville avait été donné comme prévu.

Leur plan était en plein déploiement.

Un plan ourdi depuis quand, exactement ?

Difficile à dire. Mais tout remontait probablement à leur première rencontre à toutes les trois, Anita, Carmen et Manon, un soir d’été 1975, dans le parc du lac aux Castors, au mont Royal, près du remonte-pente où toute la ville apprenait à skier.

Normalement, par une belle soirée comme ça, tu vas au parc avec ta famille. Il fait bon. Le décor ressemble un peu à celui des Oraliens, sans le Furotte. Tu fais un pique-nique et tu regardes les enfants jouer sur le « seesaw » ou le manège, en espérant qu’ils ne se tapent pas de commotion cérébrale.

Sauf que dans leur cas, on était sur une autre planète sociohistorique.

Manon, Anita et Carmen s’étaient toutes les trois retrouvées là par hasard, en miettes.

Manon, droguée à son insu aux Quaalude par des collègues particulièrement caves qui ne pouvaient s’imaginer autre chose, depuis son embauche dans la police, que de la voir toute nue. Et qui l’avaient abandonnée sur le bord du chemin Remembrance, après avoir été au bout de leurs fantasmes, en sachant pertinemment que ça n’aurait aucune conséquence.

Carmen, violée, battue, humiliée de mille façons par un client qui venait, une fois de plus, comme tant d’autres, lui rappeler que malgré ses apparences de fille qui assure, elle aurait tout, tout, tout donné pour vivre autrement.

Et Anita. Anita la parfaite. Anita parfois en Courrèges, parfois en Cardin, toujours tellement chic. Le genre à porter une robe Guy Laroche décolletée dans le dos jusqu’aux fesses comme Mireille Darc dans Le grand blond avec une chaussure noire, mais aussi à distribuer des billets de 2 $ aux mendiants chaque fois qu’elle en voyait un. Une femme de cœur.

Issue d’une grande famille anglicane de commerçants ontariens, arrivée à Montréal avec un héritage costaud, un passé pas clair et un français impeccable appris pendant ses vacances d’enfance à ce que sa famille s’entêtait à appeler Murray Bay, Anita avait les moyens, le cran, les contacts pour manger autant aux Halles rue Crescent qu’à la Tour d’argent à Paris. On l’avait vue passer du bon temps avec Mick Jagger à Londres – des amis en commun, évidemment –, virer en Suède pour faire du ski à Åre, la montagne d’Ingemar Stenmark, et tomber amoureuse d’une révolutionnaire en Allemagne. En fait, ce bout-là faisait partie de ses récits secrets, ceux réservés aux soirées les plus intimes avec ses copines.

Anita s’était en outre payé une place chic au sein de la société montréalaise en s’offrant un mariage rutilant avec Gérald Bling, le chef du comité exécutif, numéro deux de la Ville. Mais le tout venait avec des ecchymoses.

Ça, ça n’avait jamais été prévu.

Et si Anita était sur la montagne ce soir-là, en même temps que Carmen et Manon, c’est parce qu’elle avait sauté dans sa Cadillac et fui sa maison de la rue Sunset, à Outremont, où elle habitait avec Gérald.

Officiellement, le numéro deux de la Ville avait une adresse montréalaise dans Côte-des-Neiges, rue Lacombe, près de chez Vito, son restaurant italien préféré où on faisait la meilleure zuppa inglese à l’ouest de la Petite Italie. Mais il n’habitait pas là. En fait, tout était faux dans la vie de cet homme, sauf sa violence bien réelle.

Anita aurait aimé un jour expliquer tout ça à la journaliste Lysiane Gagnon, de La Presse, qui aurait sûrement aimé une entrevue choc sur la réelle personnalité du gars qui en menait si large dans l’ombre du maire Jean Drapeau.

Sauf qu’à la place, dans le parc ce soir-là, elle était tombée sur Carmen et Manon qui avaient tout compris d’entrée de jeu.

La violence, le mépris, l’injustice. Elles savaient ce que ça voulait dire, être coincée.

Leur amitié s’était scellée quasi sur-le-champ.

Une amitié désespérée.

« On est en 1975, c’est l’Année internationale de la femme ! Ça le sera encore en plus en 1976 ! », avaient-elles toutes dit, en chœur, quelques jours après leur rencontre, en buvant de la Labatt 50 au chalet d’Anita à Katevale.

« On est la moitié de six millions, faut se parler », clamait Carmen, en se trouvant très drôle de se moquer ainsi de la pub de la bière en question, très populaire.

Ensemble, et pour rendre hommage à Ulrike, la seule vraie histoire d’amour d’Anita, elles allaient agir.

Régler le cas de Bling, régler le cas de Robert Lépine.

* * *

« Carmen, je ne peux pas croire que tu sois encore au téléphone ! », hurlait Anita à son appareil, assise dans son fauteuil préféré, un Swan vert pomme, dans la même pièce où elle avait, la veille, regardé distraitement le Canadien gagner la Coupe Stanley tout en révisant le plan.

« De quoi tu parles, ma chérie ? »

Normand Rouleau était dans le cadre de porte.

Stupéfaite, Anita laissa échapper le combiné.

Chapitre 7 - Le manifeste de la cellule Nike - Alexandre Pratt Lisez les autres chapitres de notre polar estival

Replongez dans l’ambiance des années 70 en écoutant Oxygène de Diane Dufresne, le choix musical de Marie-Claude Lortie et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

Écoutez sur Spotify Écoutez sur Apple Music Écoutez sur YouTube Music

Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.