(Whitecourt) Les maisons brûlées, le ciel recouvert d’un épais nuage de fumée et le million d’hectares de forêt consumés n’ont pas fait bouger les priorités des Albertains en pleine campagne électorale. Le réchauffement climatique demeure loin dans la liste de leurs préoccupations.

Ce qu’il faut savoir

  • Les Albertains iront aux urnes lundi pour choisir qui, du Parti conservateur uni de Danielle Smith ou du Nouveau Parti démocratique de Rachel Notley, formera le prochain gouvernement.
  • La campagne électorale a été perturbée par d’importants incendies de forêt qui ont mené à l’évacuation de 30 000 personnes.
  • Sur les 50 incendies qui faisaient toujours rage vendredi, 14 étaient toujours considérés comme non maîtrisés.

« C’est tellement choquant pour moi », se désole Stefan Kienzle, professeur au département de géographie et d’environnement de l’Université de Lethbridge. « Les changements climatiques ne font pas partie des discussions. Ils sont ignorés », ajoute celui qui tente depuis 20 ans de sensibiliser la population de cette province productrice de pétrole aux effets du réchauffement planétaire.

Le coût de la vie (60 %) et la santé (49 %) sont les deux grandes priorités des électeurs qui doivent aller aux urnes lundi, selon un sondage réalisé par la firme Angus Reid* alors que de nombreux incendies de forêt faisaient rage en Alberta. Elles sont suivies par la sécurité publique (26 %), l’économie (25 %) et la politique énergétique de la province (18 %).

« Les incendies de forêt ne sont pas nouveaux. Ils existent depuis des siècles », répond Steve Harder, un électeur rencontré dans la petite ville de Whitecourt à sa sortie du bureau de vote par anticipation.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Forêt incendiée à Fox Creek, en Alberta

Nathan Schultz, qui construit des routes pour l’industrie pétrolière et l’industrie forestière, s’inquiète surtout de l’impact de ces incendies sur son emploi, mais pas des changements climatiques. « Je n’ai pas eu de travail pendant trois semaines à cause de ces feux », explique-t-il.

« La planète fonctionne par cycles », avance pour sa part Fern Mattey, une inspectrice en soudage dont l’emploi est lié à l’industrie du pétrole. « Je suis très redneck », dit en riant celle qui a soutenu le « convoi de la liberté » et qui a voté pour le Parti conservateur uni de Danielle Smith. « Les médias veulent seulement nous faire peur », conclut-elle.

Il y a une déconnexion. C’est difficile à faire comprendre parce que nous ne pouvons pas affirmer que les incendies de forêt sont la conséquence des changements climatiques ; mais ce qu’on sait, c’est que les conditions qui y sont propices sont plus fréquentes et ont plus d’ampleur.

Stefan Kienzle, professeur au département de géographie et d’environnement de l’Université de Lethbridge

Comme le temps anormalement chaud et sec qui a permis aux incendies de se propager rapidement dans le nord de la province dès le début du mois de mai. Un tison de feu de camp ou la simple chaleur d’un moteur de quatre-roues circulant sur l’herbe sèche peuvent les déclencher dans de telles conditions.

« La seule issue passe par l’éducation du public pour qu’il comprenne que ces évènements extrêmes sont de toute évidence liés aux émissions de dioxyde de carbone et de méthane », ajoute-t-il.

Une industrie lucrative

C’est une mission difficile dans une province qui tire d’importants revenus de l’industrie des énergies fossiles. Le dernier budget du gouvernement albertain prévoyait un surplus de 2,4 milliards grâce au prix élevé du baril de pétrole.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Raffinerie à Edmonton, en Alberta

Or, l’industrie pétrolière et gazière est celle qui émet le plus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère au pays. En 2021, elle était responsable de 28 % du total des émissions canadiennes, selon le bilan le plus récent du ministère fédéral de l’Environnement et du Changement climatique.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le maire de Whitecourt, Tom Pickard

Tout le monde comprend que les énergies fossiles contribuent au réchauffement du climat. Nous ne le nions pas, mais nous savons que nous faisons aussi partie de la solution.

Tom Pickard, maire de Whitecourt

L’industrie du pétrole et du gaz est l’un des poumons économiques de cette petite ville d’un peu moins de 10 000 habitants, qui vit aussi de l’industrie forestière. Quelque 3000 évacués y ont trouvé refuge lorsque les incendies de forêt se sont déclarés dans la région le 5 mai.

« La seule façon de financer la recherche sur la capture du carbone est d’avoir de l’argent, continue-t-il. Et l’industrie est très au fait que la capture du carbone est en train de devenir une réalité. »

Whitecourt et sept autres villes de l’Alberta, de la Colombie-Britannique et de l’Ontario ont soumis une résolution à la Fédération canadienne des municipalités, qui a été adoptée en septembre, pour exiger la fin des deux poids, deux mesures. Elles demandent que le gouvernement fédéral applique les mêmes exigences environnementales pour le pétrole importé de l’étranger que pour celui qui est produit en Alberta, tout en maintenant le cap sur l’objectif de carboneutralité d’ici 2050.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La raffinerie Suncor, dans la « Refinery Row » à Edmonton, en Alberta

« Les exigences environnementales au Canada coûtent de l’argent à nos producteurs de pétrole, et pourtant nous continuons d’en acheter d’autres pays où il y a des dictatures, comme le Venezuela ou l’Arabie saoudite, qui n’ont pas ces exigences », explique M. Pickard.

« Leurs profits vont à des dictatures, alors que les profits de notre industrie permettent d’améliorer les programmes sociaux, les routes et notre système de santé dans l’ensemble du pays. »

Le professeur Stefan Kienzle, qui se dit pragmatique, reconnaît que la transition énergétique coûtera cher et qu’il faudra faire des compromis. Alors, aussi bien utiliser les sables bitumineux dont l’exploitation est déjà en cours tout en évitant de tirer profit de nouveaux gisements. « Le mal est déjà fait », conclut-il.

*La firme Angus Reid a sondé 1374 Albertains du 12 au 16 mai. Un échantillon probabiliste aurait une marge d’erreur de plus ou moins 3 points de pourcentage, 19 fois sur 20.