Il n’y a à peu près pas une journée sans une nouvelle sur le chemin Roxham ou sur le mécanisme qui lui a donné naissance, l’Entente sur les tiers pays sûrs. La plupart des gens ne comprennent pas pourquoi on en est venu à créer et à tolérer un système d’entrée parallèle au Canada et, surtout, pourquoi on n’arrive pas à régler le problème. La Presse tente d’expliquer ce dossier opaque en 10 questions.

1. C’est quoi, l’Entente sur les tiers pays sûrs ?

Un accord signé en 2002 entre le Canada et les États-Unis qui fait en sorte qu’un réfugié potentiel doit présenter sa demande d’asile dans le premier pays sûr où il met les pieds. L’idée est d’éviter le « magasinage » de pays d’accueil. Par pays sûr, on entend un pays qui respecte les droits de la personne et offre une protection solide aux demandeurs d’asile.

Cette entente, voulue par le Canada, est à sens unique parce que si des migrants sur le sol américain peuvent vouloir tenter leur chance au Canada, le processus inverse est assez rare.

« Les États-Unis n’avaient aucun intérêt à signer une entente qui signifie qu’on va leur renvoyer des migrants alors qu’il y a très, très peu de migrants qui passent dans l’autre sens », signale François Crépeau, professeur de droit international public à l’Université McGill.

« Mais, après le 11 septembre 2001, le Canada avait quelque chose à négocier, c’est-à-dire toutes les ententes de sécurité sur le contrôle frontalier. Il a demandé que l’Entente sur les tiers pays sûrs soit incluse dans le package. Et les États-Unis l’ont incluse. »

2. Cet accord s’applique-t-il à tous les points d’entrée ?

Non. Il ne porte que sur les postes de douane de la frontière terrestre. Il exclut les arrivées en avion, en bateau, mais surtout, les passages qui ne sont pas à des points d’entrée officiels, comme le chemin Roxham.

« Le Canada s’est fait avoir quelque part », lâche M. Crépeau.

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Le professeur de droit international public à l’Université McGill, François Crépeau

Si cette entente ne s’applique qu’aux postes frontaliers, c’est parce que les États-Unis savaient très bien que le jour où ils mettraient ça dans l’entente, tout le monde passerait par des chemins détournés et qu’on ne pourrait pas les refouler, dit-il.

3. Pourquoi le chemin Roxham n’est-il pas illégal ?

Parce que les migrants qui l’empruntent pour entrer au Canada ne sont pas illégaux. Ils se présentent immédiatement aux agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui les attendent à la frontière. Ce sont des gens qui tentent de faire une demande d’asile au Canada plutôt qu’aux États-Unis. L’entente actuelle leur permet de le faire s’ils évitent un point d’entrée officiel.

4. Les migrants qui passent par le chemin Roxham sont-ils de « faux réfugiés » ?

Non, pas plus que les autres. Près de la moitié d’entre eux seront acceptés comme réfugiés, au terme d’un long processus. Le taux d’acceptation des demandes d’asile faites au chemin Roxham est légèrement inférieur à celui des demandes d’asile enregistrées aux points officiels. En 2018, il a été de 46 %, comparativement à 55 %, et en 2019, de 50 % contre 59 %.

5. Pourquoi le chemin Roxham est-il, de loin, le chemin « irrégulier » le plus populaire au Canada ?

Parce que c’est « le chemin le plus organisé », croit Hélène Mayrand, professeure à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. « Le gouvernement y a installé des infrastructures quasi permanentes. Tout un système a été mis en place pour que la GRC intercepte ces personnes-là. Les passeurs se sont aussi organisés. Il y a une sorte de circuit organisé. »

Mais aussi pour des raisons géographiques : il est proche des grands centres, sans obstacle naturel, comme les Grands Lacs ou les Rocheuses, et d’un accès facile.

6. Depuis des années, le gouvernement canadien renégocie l’Entente sur les tiers pays sûrs avec les États-Unis. Pourquoi ?

Il veut étendre son application à l’ensemble de la frontière terrestre, de la Colombie-Britannique à la Nouvelle-Écosse, incluant les entrées irrégulières comme Roxham. Un tel changement permettrait au Canada de refouler les personnes qui passent entre les points d’entrée officiels.

Cela équivaudrait, en quelque sorte, à fermer le chemin Roxham. Mais cela exigerait le déploiement de ressources policières pour empêcher l’entrée de demandeurs d’asile par des chemins détournés.

« Comment est-ce que vous voulez contrôler les entrées sur une frontière qui fait plus de 5000 km de long ? lance François Crépeau. Les États-Unis, qui ont un budget dix fois plus gros que le nôtre, n’arrivent pas à empêcher les gens de venir. Comment le Canada peut-il le faire avec une frontière qui est deux fois et demie plus longue que celle entre les États-Unis et le Mexique ? »

7. Cette négociation a-t-elle des chances de porter des fruits ?

Pas à court terme. À deux reprises dans le passé, Ottawa a laissé entendre qu’un accord était à portée de main avec Washington : en décembre 2021 et en décembre 2022. Mais en janvier, le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, a dit ne pas s’attendre à l’annonce d’une entente, en mars, dans le cadre de la visite au Canada du président Joe Biden.

« Les États-Unis n’ont aucun intérêt à modifier l’accord, affirme M. Crépeau. Et le Canada n’a plus grand-chose à offrir. »

8. Le Canada peut-il décider seul de mettre fin à l’Entente ?

Oui. « L’entente prévoit des mesures pour que les parties la modifient et y mettent fin, précise Hélène Mayrand. Tant le Canada que les États-Unis peuvent la suspendre sans autre formalité que celle de donner un avis écrit à l’autre partie. »

9. Ne pourrait-on pas plutôt fermer Roxham ?

C’est la solution préconisée par le premier ministre François Legault. Mais elle n’est pas sans conséquence.

François Crépeau est catégorique : « La solution de fermer le chemin Roxham ou d’élargir l’Entente sur les tiers pays sûrs n’a aucun sens. Ça ne résoudra rien du tout. Les migrants vont passer ailleurs. Tout ce que ça fait, c’est que ça renvoie dans la clandestinité plus profonde ces gens-là. Ça renforce les réseaux criminels qui les exploitent et ça permet à des gens qui leur promettent de leur faire passer la frontière de transformer ça en système de traite des êtres humains. »

10. Y a-t-il une solution ?

Les mouvements de migrants n’arrêteront pas. On peut répartir les demandeurs d’asile en fonction de la capacité d’accueil des provinces et prévoir des mécanismes d’accueil plus adéquats. Ce qu’on appelle la « crise des migrants » serait moins aigüe si on leur donnait rapidement un permis de travail qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins.