(Ottawa) Le débat est politique, mais aussi juridique : alors que l’opposition à Ottawa exhorte le gouvernement à faire passer à la trappe l’Entente sur les tiers pays sûrs, la Cour suprême du Canada a entendu jeudi une contestation notamment portée par trois groupes de défense des droits de la personne.

Les avocats des appelants avaient devant eux jeudi plusieurs juges manifestement dubitatifs. Les magistrats Malcolm Rowe, Russell Brown et Suzanne Côté, en particulier, ont clairement affiché leur scepticisme par rapport aux arguments mis de l’avant par Andrew Brouwer, l’avocat du Conseil canadien pour les réfugiés.

Le juge Rowe lui a demandé si un accord entre deux nations qui ratisse aussi large devrait être relégué aux oubliettes sous prétexte que quelques demandeurs se retrouvent ensuite derrière les barreaux aux États-Unis – il a, au passage, contesté que cela se produisait « automatiquement », comme l’a plaidé MBrouwer.

« En disant que dans un pays de 350 millions d’habitants, où plus de 2 millions de personnes arrivent illégalement chaque année, il y aura une poignée de gens qui ne sont pas traités adéquatement […], êtes-vous en train de nous dire qu’on ne peut plus jamais refouler une personne, car ce serait contraire à la Charte ? », a-t-il lancé.

« La preuve semble démontrer qu’il y a aux États-Unis un régime de détention robuste, incluant le droit à un avocat. Je comprends ce que vous dites, que [les demandeurs d’asile] sont déportés immédiatement, mais ils ne sont pas déportés dans un vide », est aussi intervenue la juge Côté.

Parmi les appelants dans cette cause figurent des citoyens du Salvador, de la Syrie et de l’Éthiopie qui ont été refoulés vers les États-Unis, d’où ils arrivaient pour faire une demande d’asile au Canada. Leurs avocats sont d’avis que l’Entente sur les tiers pays sûrs viole l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Car elle est fondée sur une prémisse erronée : celle que les États-Unis sont une nation où les réfugiés peuvent être traités correctement, ce qui contrevient à cet article de la Charte garantissant à chacun le « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne », font-ils valoir devant le plus haut tribunal au pays, jeudi.

Un pays tiers sûr, plaide Ottawa

Le procureur du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada, MIan Demers, a fait valoir devant le banc de neuf juges que les États-Unis étaient considérés comme un tiers pays sûr, une détermination qui se fait sur la base de l’évaluation d’instances comme les Nations unies.

Les États-Unis sont le seul pays désigné sûr par Ottawa, en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cette politique en est une générale ; elle ne s’articule pas autour de cas individuels, même si cela n’exclut pas que des causes individuelles déclenchent une révision de la loi, a noté l’avocat.

Avant lui, sa collègue procureure Marianne Zoric avait d’ailleurs remis en question la pertinence de faire de cette cause une contestation constitutionnelle. Au fil de l’audience, qui a duré quelques heures, des juges de la Cour avaient aussi soulevé cet élément en questionnant les avocats qui plaidaient tous par visioconférence.

La cause a été prise en délibéré ; un jugement devrait venir dans les prochains mois.

L’étincelle Trump

Les groupes de défense des réfugiés s’étaient insurgés contre l’accord alors que l’administration de Donald Trump se montrait particulièrement hostile aux demandeurs d’asile. Ces groupes s’étaient donc tournés vers les tribunaux en 2017.

Malgré le changement d’administration, les demandeurs refoulés « continuent de courir un risque élevé de détention dans des conditions abominables », et certaines sont ensuite « expulsées dans leur pays d’origine », en violation « flagrante de leurs droits fondamentaux », selon le Conseil canadien pour les réfugiés.

La Cour fédérale d’appel avait maintenu en avril 2021 l’entente qui est entrée en vigueur en 2004, annulant le jugement préalable de la Cour fédérale qui avait conclu que le pacte entre le Canada et les États-Unis était inconstitutionnel.

En vertu de l’accord, le Canada peut refouler un demandeur du statut de réfugié qui arrive à un point d’entrée terrestre officiel de la frontière, puisqu’il doit faire cette demande aux États-Unis, où il était d’abord arrivé – d’où le phénomène de demandeurs d’asile qui empruntent le chemin Roxham, entre autres.

Le débat politique

L’audience devant la Cour suprême du Canada survient alors que l’Entente sur les tiers pays sûrs fait l’objet de vifs débats politiques à la Chambre des communes. Les trois partis d’opposition talonnent les libéraux en leur demandant de suspendre ce pacte entre le Canada et les États-Unis.

Le fait que le fédéral ait loué pour 10 ans, sans appel d’offres, les terrains d’un important contributeur du Parti libéral du Canada afin de loger les migrants qui traversent la frontière par le chemin Roxham, comme l’avait révélé La Presse en décembre dernier, suscite l’ire des députés de l’opposition.

D’autant plus que le gouvernement refuse de dévoiler la valeur dudit contrat.

Dans l’espoir d’y voir plus clair, le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique a déclenché une enquête, à l’instigation du député bloquiste René Villemure, avec l’appui des élus conservateurs et néo-démocrates du comité.

Sous intense pression, le gouvernement fédéral fait valoir depuis plusieurs mois que l’accord est en cours de renégociation. À son arrivée au parlement pour la réunion du Cabinet, jeudi matin, le premier ministre Justin Trudeau s’est fait demander si les États-Unis étaient un tiers pays sûr.

Il a répondu par l’affirmative.

« Évidemment, on a des préoccupations avec l’entente. C’est pour ça qu’on demande de renégocier depuis longtemps. On va toujours s’assurer que nos principes et nos valeurs en matière d’immigration, en respect des droits de la personne, sont toujours respectés », a-t-il toutefois ajouté en mêlée de presse.

Le ministre de la Sécurité publique Marco Mendicino a convenu que le pacte n’était pas « idéal », mais qu’en même temps, des ententes entourant la frontière longue de 9000 km entre le Canada et les États-Unis étaient nécessaires.

Les négociations entre Ottawa et Washington pour moderniser l’accord sont « en bonne voie » de donner des résultats, a-t-il assuré, sans fournir d’échéancier précis sur le moment où une nouvelle entente entre voisins pourrait survenir.

Avec La Presse Canadienne