L’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) assure avoir rédigé son propre document de travail portant sur l’encadrement d’une nouvelle génération d’organismes génétiquement modifiés (OGM), bien que le nom d’une dirigeante d’un lobby agrochimique apparaisse comme « auteure » dans les métadonnées du fichier.

« L’ACIA a rédigé le document en question », écrit l’agence fédérale dans une déclaration écrite qu’elle nous a fait parvenir.

Lundi, Radio-Canada révélait que des documents Word distribués sous embargo par l’ACIA à divers fonctionnaires et intervenants du monde agricole avaient comme auteure Jennifer Hubert, directrice générale de CropLife Canada. Ce lobby défend les intérêts de l’industrie des semences, des pesticides et des fertilisants.

CAPTURE D’ÉCRAN LA PRESSE

Le nom de Jennifer Hubert apparaît comme « auteure » dans les métadonnées du fichier.

Portant la mention « ébauche aux fins de discussion », le document que La Presse a obtenu présente une nouvelle « directive clé » pour interpréter le Règlement sur les semences. Cette réforme propose de soustraire les plantes issues de « l’édition génique » à l’obligation d’être évaluées par le gouvernement avant d’être introduites dans l’environnement canadien, comme on l’exige pour les nouvelles plantes OGM depuis les années 1990.

Il n’y a pas encore de plantes issues de l’édition génique cultivées dans le système agricole canadien. Cette nouvelle technologie permet d’apporter des modifications dans la séquence ADN existante des plantes sans y insérer de gènes étrangers, comme c’est le cas avec les OGM dits traditionnels.

Ping-pong électronique

Dans le cadre d’un processus de consultation, l’ACIA dit avoir rédigé la version initiale du document en mai. Elle aurait servi de tremplin pour mener des discussions avec des « intervenants clés » à l’été 2020, y compris CropLife Canada.

L’ACIA a élaboré ses réponses à ces commentaires dans l’une des copies retournées. Le document révisé a ensuite été communiqué à un groupe d’intervenants plus large pour obtenir d’autres commentaires. C’est pourquoi les métadonnées indiquent que Jennifer Hubert est une “auteure” de ce document, malgré le fait que le contenu qu’il contient provient de l’ACIA.

L’ACIA, dans sa déclaration

Le président et chef de la direction de CropLife Canada, Pierre Petelle, a également réfuté cette allégation.

« Ils pensent qu’ils ont trouvé de la fumée, mais il n’y a pas de feu ici. Nous, on passe des commentaires sur des documents et ça, c’est normal, comme les autres intervenants. Le fait qu’elle soit devenue l’auteure, c’est un problème du logiciel Microsoft Word. Ce n’est aucunement attribuable au fait qu’on a eu un genre de rôle de création du document », dit-il.

« Difficile à croire »

Le groupe environnemental Vigilance OGM, qui a d’ailleurs reçu le document de travail sous embargo, s’est dit peu convaincu par les explications de l’ACIA. « Difficile à croire », a résumé le coordonnateur du groupe, Thibault Rehn.

Il croit plutôt que la situation illustre l’habitude du gouvernement de travailler main dans la main avec l’industrie des pesticides et des OGM au détriment des agriculteurs, de l’environnement et de la population.

Je n’invente rien en disant que 100 % de toutes les semences génétiquement modifiées au Canada sont au minimum tolérantes à un ou deux herbicides. Il n’y a rien sur le marché pour sauver le monde ou nourrir plus de gens quand on fait face à des sécheresses. Les OGM, au final, c’est fait pour nourrir le bétail et les voitures.

Thibault Rehn, coordonnateur du groupe environnemental Vigilance OGM

Le porte-parole du Bloc québécois en matière d’agriculture, Yves Perron, a aussi réagi lundi en s’interrogeant sur l’autonomie de l’ACIA.

« Ça soulève des doutes importants, on n’est en mesure de rien affirmer, par contre, c’est très inquiétant. »

Ce dernier a rappelé qu’au Québec, l’approche du fédéral avait suscité une levée de boucliers de l’ensemble du monde agricole. Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation a d’ailleurs écrit à la responsable de l’ACIA pour lui demander de reconsidérer sa réforme, car elle pourrait compromettre les normes de certification biologique.

« Tout ce qu’on demande, c’est un étiquetage des semences issues de l’édition génomique », affirme Christian Legault, responsable de la veille réglementaire à la Filière biologique du Québec.

Ottawa propose pour l’instant la mise en place d’un mécanisme de « transparence volontaire » pour l’industrie.

« Ça fait partie des lois et règlements au Canada. C’est écrit noir sur blanc. Les produits d’édition génomiques sont interdits pour tout produit certifié biologique », souligne M. Legault. « Nous ne sommes pas contre l’innovation technologique. Par contre […] ce qu’on constate, c’est qu’on vient de dégénérer l’environnement d’affaires favorable à l’agriculture biologique du Québec qui est en pleine croissance. »

« On va laisser le privé s’autoréguler ? Ça n’a jamais été une bonne idée dans l’histoire », ajoute M. Perron. « C’est une grave erreur de rendre ça volontaire. »