(Ottawa) Lui a écopé d’une contravention de 1500 $, payable en versements de 250 $ par mois, et a conservé son poste dans l’armée. Elle a été agressée par lui, et a fini par quitter les rangs de l’armée, dégoûtée et traumatisée. Et aujourd’hui, elle, Sherry Bordage, rompt le silence. Son récit s’ajoute à celui de toutes ces femmes dont les sorties ont des airs de #metoo militaire.

« Ce n’est pas la pire agression sexuelle dont j’ai été victime. Dans ce cas, on m’a – entre guillemets – seulement tripotée. Ce n’était pas la pire. J’ai perdu le fil du nombre de fois où je me suis réveillée avec la main d’un gars, d’un frère d’armes, dans mon chandail ou dans mes pantalons. Mais c’était la dernière, parce qu’à ce moment-là, j’ai décidé de me battre et de dénoncer », expose l’ex-caporale.

Son agression, la femme âgée de 52 ans l’a subie aux mains d’un supérieur hiérarchique. C’était un soir de mars, en 2010, sur la base militaire de Borden, en Ontario. Il y avait une réception. De l’alcool – « mais je n’étais pas ivre », insiste-t-elle.

L’adjudant Dale Prosser avait trop bu, lui.

PHOTO FOURNIE PAR SHERRY BORDAGE

Sherry Bordage, en 1991, année où elle a rejoint
les rangs des Forces armées canadiennes

« J’étais avec quelques personnes dehors quand il est arrivé. Il a commencé à passer des commentaires inappropriés, sur mes seins en particulier, leur grosseur, ce qu’il aimerait faire avec. Il s’est mis à me chuchoter tout ça à l’oreille, et il a agrippé l’un de mes seins, assez fort pour que le ruban qui était sur mon uniforme se détache. J’ai figé. J’étais comme un chevreuil pétrifié par les phares d’une voiture », se souvient Mme Bordage.

Sa version des faits est essentiellement corroborée dans le jugement de la cour martiale en novembre 2010. Le verdict a été rendu après que Dale Prosser eut accepté de plaider coupable, non pas au chef d’accusation d’agression sexuelle – le processus a été suspendu –, mais à celui d’avoir maltraité une subalterne.

L’alcool, un « facteur atténuant »

Parmi les facteurs aggravants cités dans les motifs de détermination de la peine, le juge militaire en chef adjoint, le lieutenant-colonel Louis-Vincent d’Auteuil, relève l’« abus de confiance », l’« énorme impact » que ce « comportement inattendu » a eu sur la victime qui en est ressortie « désorientée, dirais-je », et le fait que le tout « est arrivé non seulement entre [eux] […] mais en face d’autres gens, de [leurs] pairs ».

Des facteurs atténuants ont cependant fait pencher la balance en faveur de l’accusé.

Au premier chef, le fait d’avoir plaidé coupable, bien entendu. Le fait qu’il s’agit d’« un incident isolé », aussi. Puis, ceci : « L’alcool n’est pas une excuse, mais aide à comprendre pourquoi de telles choses arrivent. Et la cour n’a aucune indication que vous avez un problème de consommation d’alcool. »

Cette conclusion, elle était déjà écrite dans le ciel, laisse tomber Sherry Bordage, native de Montréal.

Si la militaire avait porté plainte pour la deuxième fois – elle l’avait déjà fait après un évènement similaire survenu en 1998 sur la base de Gagetown, au Nouveau-Brunswick –, c’était en grande partie pour montrer l’exemple. C’est qu’au moment de l’évènement, elle était instructrice en matière de harcèlement au collège de la base ontarienne.

Je savais à quoi m’attendre. Je savais qu’on allait m’ostraciser, m’isoler et gâcher ma carrière. Je savais que j’étais faite. Finie. Mais j’ai fait mon devoir. Comment aurais-je pu regarder les jeunes dans les yeux si je ne disais pas la vérité aux puissants ?

Sherry Bordage

De fait, les années qui ont suivi ont été pénibles.

Et en 2014, celle qui avait rejoint les rangs des Forces armées canadiennes en 1991 s’est finalement résignée à faire une croix sur sa carrière militaire. Sa psychologue a conclu qu’il lui serait impossible de surmonter le trouble de stress post-traumatique qu’on lui avait diagnostiqué en 2006 en restant dans le même environnement.

Vers un #metoo militaire ?

Pas une seconde Sherry Bordage n’hésite lorsqu’on lui demande comment elle a bien pu rester en poste plus de 20 ans dans ce milieu où elle a développé un traumatisme sexuel lié au service militaire – terme qu’on désigne en anglais par le sigle MST, pour military sexual trauma.

« La réponse est simple, lâche celle qui s’est depuis recyclée dans l’immobilier. J’ai passé ma vie en famille d’accueil, jusqu’à ce que je me retrouve en situation d’itinérance, puis que je décide que je ne voulais plus de cette vie. L’armée était devenue ma famille. »

Une famille où règne « une culture sous-jacente de la sexualisation », pour reprendre les mots employés dans un rapport coup-de-poing paru en 2015 sous la plume de l’ex-juge de la Cour suprême Marie Deschamps.

Une famille où la culture du secret semble peser moins lourd.

Car depuis un mois, plusieurs femmes ont fait des sorties dans les médias.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Art McDonald, ancien chef d’état-major de la Défense, avait succédé à Jonathan Vance.

Elles ont fait des allégations d’inconduite sexuelle contre les derniers hommes à avoir occupé le plus haut poste de la hiérarchie militaire, l’ancien chef d’état-major Jonathan Vance et celui qui lui avait succédé, Art McDonald. « Dégoûtée », une lieutenante-colonelle, Eleanor Taylor, a claqué la porte après 25 années de service.

Bref, les vannes commencent à s’ouvrir, au grand soulagement de Kellie Brennan.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jonathan Vance, ancien chef d’état-major de la Défense

C’est elle qui a raconté à Global News la relation intime et de nature sexuelle qu’elle a entretenue pendant des années avec son supérieur hiérarchique, Jonathan Vance – une information qu’elle avait divulguée à la chaîne de commandement, qui est demeurée les bras croisés, affirme-t-elle.

Ses boîtes de réception ont été inondées après ce témoignage du 21 février dernier.

J’ai reçu plus de 120 messages d’appui sur une multitude de plateformes. Et il y a plein de femmes qui m’ont écrit pour raconter leur histoire, leur désespoir, certaines parce qu’elles avaient déposé des accusations et que ça n’avait pas fonctionné, parce qu’on ne les croyait pas ou qu’il n’y avait pas assez de preuves.

Kellie Brennan, en entrevue avec La Presse

« On dirait que ces femmes attendaient juste ça, que quelqu’un brise le silence. Et pour une raison x, ce que j’ai fait a eu un écho », ajoute Mme Brennan, qui est toujours membre des Forces armées canadiennes.

À ses yeux, le fruit est mûr.

Après avoir été politique et artistique, la vague #metoo sera militaire.

PHOTO CLÉMENT ALLARD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Stéphanie Raymond

C’est également la lecture que fait l’ancienne caporale Stéphanie Raymond, dont le feuilleton judiciaire devrait prendre fin le 26 mars prochain, alors que l’adjudant André Gagnon plaidera coupable devant la Cour du Québec. Ce dernier était accusé de l’avoir agressée sexuellement en décembre 2011.

« On se dirige clairement vers ça, vraiment ! Il y a de plus en plus de gens qui osent sortir à visage découvert. Il n’y a rien de nouveau [dans les dénonciations] ; ça fait depuis 1990 que des femmes sortent à visage découvert, mais elles étaient trop peu nombreuses, et la société était peut-être moins prête à les entendre », avance-t-elle en entrevue.

Et au sein de l’armée, un changement générationnel est en marche, croit-elle : « Je vois que, pour les jeunes hommes et femmes de 16 ou 17 ans, entendre des propos misogynes ou machos, c’est absurde. J’ai l’impression que les choses vont changer quand ceux de la génération des baby-boomers vont partir. »

Même son de cloche de la part de Sherry Bordage. « On est dans un moment #metoo, à un point de bascule. Il y a un problème systémique, il est temps de l’admettre, et aussi d’agir », martèle-t-elle. Car la vague de dénonciations qui déferle, « c’est la pointe de la pointe de l’iceberg », estime-t-elle.

L’opacité, le nœud du problème

Le scandale politico-militaire place le gouvernement autoproclamé féministe de Justin Trudeau sur la sellette. L’opposition qualifie la gestion du dossier de « camouflage », et cherche à faire rouler la tête du ministre de la Défense, Harjit Sajjan. Mais le nœud du problème réside dans l’armée, réputée pour son opacité, selon plusieurs observateurs.

Les libéraux ont rapidement signalé leur intention de corriger le tir lorsque ces histoires ont éclaté dans les médias anglophones. Il faut dire qu’il est assez inédit que deux chefs d’état-major fassent l’objet d’allégations d’inconduite sexuelle ; ainsi a-t-on annoncé la mise sur pied éventuelle d’un organisme de gestion des plaintes de nature sexuelle.

« Nous irons de l’avant avec une structure indépendante qui examinera les allégations d’inconduite. Toutes les options sont sur la table » dans l’objectif de changer « la culture de masculinité toxique » qui règne au sein des Forces armées canadiennes (FAC), a-t-on indiqué au bureau du ministre Sajjan, lui-même un ancien militaire.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Harjit Sajjan, ministre de la Défense

L’hostilité de ce milieu envers les femmes et les minorités sexuelles a été décrite en long et en large, il y a six ans, dans le rapport de la juge à la retraite de la Cour suprême Marie Deschamps. Depuis, le dossier piétine, a-t-elle regretté devant le comité de la défense nationale, le 22 février. « J’ai l’impression que peu a changé », a-t-elle dit aux élus.

L’une des recommandations qu’elle avait formulées en 2015 a néanmoins été suivie : la mise sur pied du Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle (CIIS), une entité civile dont le mandat principal est de soutenir les membres des FAC affectés par des situations d’inconduite sexuelle. Et sa popularité, pour ainsi dire, grandit d’année en année.

De 2018-2019 à 2019-2020, on a enregistré un bond de 30 % du nombre d’appels et de courriels (de 689 à 898 prises de contact, dont celles des membres des FAC et celles de personnes anonymes ou de membres de la famille). Cela « ne veut pas dire qu’il y a une augmentation des dénonciations », note Chantal Ruel, du CIIS.

À son avis, il est « de plus en plus évident que c’est important » de créer un organisme indépendant qui reçoit les signalements d’inconduite sexuelle. « On appuierait tout choix qui irait dans ce sens », assure la directrice des programmes et des services, qui voit dans la hausse du volume d’appels et de courriels « un signe de progrès ».

Cela peut être « le signal que les gens sont plus en confiance de dénoncer », juge-t-elle.

À l’inverse, le rapport de 2019 de l’opération Honour, créée pour prendre à bras-le-corps le problème de l’inconduite sexuelle, fait état d’une tendance à la baisse des signalements d’évènements à la chaîne de commandement. De 461 en 2016-2017, ils sont passés à 413 l’année suivante, et à 302 en 2018-2019. Aucune donnée plus récente n’est disponible.

« Un chum, c’t’un chum »

Le nœud du problème est dans la chaîne de commandement, reconnaît-on généralement.

« C’est pas juste chez les motards qu’un chum, c’t’un chum. C’est aussi dans les Forces armées canadiennes ! Pour qu’Art McDonald se rende au poste de chef d’état-major de la Défense alors que ses conduites [alléguées] remontent à plusieurs années [1990], il faut qu’il ait été protégé ! », s’exclame en entrevue l’ex-officier Dave Blackburn.

« C’est ça, la culture de l’armée. Tu protèges quelqu’un qui veut être protégé et lui va te protéger à un moment donné, surtout dans les rangs supérieurs », poursuit celui qui est directeur du département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais. Et il faudra « des années, des décennies » pour faire le ménage qui, selon lui, s’impose.

Un autre élément qui ne fonctionne pas aux yeux de plusieurs experts et militaires ?

Les procès menés devant les cours martiales. L’avocat spécialisé en droit militaire Michel Drapeau milite d’ailleurs pour leur abolition. Il préconise des juges civils plutôt que militaires, tel qu’on en voit en Grande-Bretagne, par exemple.

Un avis que ne partage pas le capitaine de corvette Éric Léveillé, avocat de la défense des FAC.

Le système est perfectible, certes, mais « il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain juste parce qu’une réforme législative est nécessaire », fait-il valoir en entrevue.

Il constate que l’un des problèmes fondamentaux entoure l’indépendance des juges qui président les procès en cour martiale. Rien de moins. Car ces derniers étant toujours officiers militaires, ils sont assujettis au code de discipline militaire et, donc, à des sanctions disciplinaires. Cela les rend vulnérables aux pressions de leurs supérieurs.

« La chaîne de commandement militaire ne devrait pas détenir de pouvoir disciplinaire », argue Me Léveillé. Et comme pour souligner à gros traits comment cela se traduit, il signale que, « présentement, les deux chefs d’état-major de la Défense qui font l’objet d’une enquête détiennent des pouvoirs disciplinaires sur les quatre juges militaires ».

Dommages collatéraux politiques

Mais dans l’immédiat, c’est sur le gouvernement Trudeau que les projecteurs sont braqués.

La politologue Geneviève Tellier, de l’Université d’Ottawa, ne croit pas que le scandale qui secoue les hautes sphères militaires aura un coût politique pour les libéraux, alors que les effluves d’un scrutin printanier planent. Sa crédibilité en prend toutefois pour son rhume, nuance-t-elle.

« Là où ça peut être plus dommageable, c’est qu’on se rend compte que les actions ne suivent pas les paroles. Justin Trudeau se dit un premier ministre féministe, mais il n’a rien fait. Il dit qu’il n’était pas au courant [pour Vance]. OK, mais tu n’étais pas au courant parce que tu as décidé d’utiliser les anciennes règles », note-t-elle.

Il faudra voir combien de temps la promesse de créer une entité indépendante de gestion des plaintes mettra à se réaliser, et si le tout pourra se matérialiser d’ici le déclenchement de possibles élections générales.