(Ottawa) La société américaine Clearview AI, qui offre aux policiers un système de reconnaissance faciale controversé, a fait de la surveillance de masse illégale au Canada, notamment au Québec.

C’est la conclusion tirée par une vaste enquête conjointe menée par le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada et ses homologues provinciaux du Québec, de la Colombie-Britannique et de l’Alberta.

Lancée en février dernier à la suite de plusieurs reportages médiatiques, l'enquête a révélé que 48 corps policiers et agences gouvernementales liées à la sécurité nationale ont utilisé les services de Clearview AI dans le cadre de leur travail. L'entreprise américaine a élaboré ses outils de surveillance en glanant sans consentement sur les réseaux sociaux plus de 3 milliards de photos.

La société, créée en 2017, met à la disposition des policiers une gigantesque base de données de photos d’individus – dont des photos d’enfants - qu’elle a récoltées sans permission sur YouTube, Facebook, Instagram et Twitter grâce à des techniques de récolte de masse. Son moteur de reconnaissance biométrique permet aux enquêteurs d’identifier des photos de suspects en les comparant à cette vaste banque d’images. La Gendarmerie royale du Canada a reconnu avoir utilisé le logiciel dans le cadre d’enquête sur les abus sexuels, notamment.

Les commissaires estiment que Clearview a utilisé des renseignements privés de façon inappropriée puisque la récolte de photos « n’avait aucun lien avec les motifs pour lesquels ces images avaient initialement été publiées ». Cette façon de faire « pouvait porter un préjudice important à ces personnes, dont la grande majorité n’a jamais été et ne sera jamais impliquée dans un crime », affirme le rapport d’enquête. « Clearview a recueilli les images d’une manière déraisonnable, à travers la collecte de masse, non sélective, de sites web accessibles au public », déplorent-ils.

« Il est tout à fait inacceptable que des millions de personnes qui ne seront jamais impliquées dans un crime se retrouvent constamment dans une parade d’identification policière », a commenté le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Daniel Therrien, qui a piloté l’enquête.

PHOTO DARRYL DYCK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Daniel Therrien.

Enquêteurs québécois

Clearview, qui affirme avoir abandonné le marché canadien à la suite du démarrage de l’enquête, s’était rapidement imposée en Occident à partir de 2017 en offrant gratuitement ses services à des fins d’essai aux policiers.

Un nombre non spécifié d’enquêteurs québécois ont activé de tels abonnements, a révélé en conférence de presse la présidente de la Commission d’accès à l’information du Québec, Diane Poitras. « C’était vraisemblablement des initiatives personnelles [de la part de ces policiers] » d’utiliser le service, et non pas des décisions organisationnelles entérinées par les corps policiers, a-t-elle précisé. L’organisme provincial affirme qu’il est possible qu’il enquête davantage sur cette question.

Au Québec en particulier, les organismes qui créent de telles bases de données doivent obligatoirement en informer la Commission d’accès à l’information, ce que Clearview a omis de faire.

Pas d’amende

Malgré la sévérité des conclusions de l’enquête, Clearview s’en tirera vraisemblablement avec une tape sur les doigts, puisque les lois actuelles n’accordent pas aux commissaires le pouvoir d’imposer une amende.

L’organisme n’écarte pas la possibilité de poursuivre Clearview en Cour fédérale pour la forcer, notamment, à détruire les images de Canadiens qu’elle a récoltées illégalement. La façon d’y parvenir est cependant incertaine, puisque Clearview n’a pas nécessairement d’information lui permettant de savoir si une photo appartient à un Canadien. « Nous ne sommes pas satisfaits des solutions proposées par Clearview », a indiqué le commissaire Daniel Therrien.

L’entreprise ne semble par ailleurs pas collaborer avec les autorités canadiennes depuis un certain temps. Clearview a rejeté les conclusions de l’enquête, et ne reconnait pas que la collecte d’informations biométriques de milliards de personnes porte atteinte à leur « attente raisonnable de respect de la vie privée ».

Clearview estime que les préjudices sont « tout à fait hypothétiques » et comparables à ceux « subis par [une] personne lorsque quelqu’un recherche son nom sur Google », note le rapport d’enquête.

L’entreprise affirme aussi ne pas avoir d’activités au Canada puisque sa base de données est hébergée aux États-Unis.

Les commissaires ont plaidé en conférence de presse pour que les lois encadrent et punissent plus sévèrement de telles atteintes à la vie privée. Le projet de loi C11, déposé par le gouvernement Trudeau, prévoit notamment des amendes pouvant atteindre 25 millions ou 5 % des revenus bruts de l’entreprise fautive.

Au Québec, le projet de loi 64, à l’étude à l’Assemblée nationale, prévoit aussi des amendes de 25 millions pour les violations à la protection des renseignements personnels.

Reconnaissant qu’il n’a pas l’autorité d’imposer d’amendes dans le cadre législatif actuel, le commissaire Daniel Therrien a affirmé que le but du rapport est notamment « d’envoyer le message à d’autres [entreprises qui voudraient agir de la même manière] que la surveillance de masse est illégale. »