(Québec) Des mesures « anecdotiques » qui ne « répondent que partiellement » aux recommandations et des avancées « très timides », particulièrement en matière d’autonomie des Premières Nations. Le Comité de suivi des « appels à l’action » de la commission Viens dresse un dur bilan de l’action gouvernementale, deux ans après le dépôt du rapport d’enquête.

La mise en œuvre des recommandations de la commission Viens n’avance pas aussi vite que le gouvernement Legault le laisse entendre, révèle le comité de suivi du rapport d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics. Les « éléments les plus structurants » visant à donner plus de pouvoir aux Premières Nations sont même laissés de côté.

Ce constat, établi dans un rapport que La Presse a pu consulter, tombe après une semaine tendue à l’Assemblée nationale, alors que l’anniversaire de la mort de Joyce Echaquan a donné lieu à des débats houleux sur le racisme systémique.

Quand on se penche dans le détail des actions, on voit […] qu’on n’a pas progressé sur les actions liées à une plus grande autonomie et à l’autodétermination des peuples autochtones, sur des éléments plus structurants.

Sébastien Brodeur-Girard, professeur à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

Sébastien Brodeur-Girard a agi à titre de codirecteur à la coordination de la recherche de la commission Viens. Celui qui est professeur à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue signe un premier rapport sur le suivi des 140 appels à l’action avec un groupe d’ex-membres de la commission.

Le comité a effectué plus de 150 demandes d’accès à l’information le printemps dernier pour évaluer la progression de chacun des 142 « appels à l’action » formulés par le juge à la retraite Jacques Viens.

Le ministère de la Sécurité publique n’a pas répondu aux demandes « malgré un délai de quatre à six mois pour y donner suite ». Le ministère de la Santé et des Services sociaux a refusé « en bloc » de répondre aux demandes du comité de suivi.

Cinq mesures « réalisées », selon le comité

Après analyse, le comité est en mesure d’affirmer que cinq appels à l’action « ont fait l’objet de mesures permettant de les considérer comme réalisés de manière satisfaisante », ce qui inclut les excuses publiques du premier ministre, en 2019.

Un total de 62 recommandations « a été amorcé », et pour les 75 autres, il s’agit de mesures « non réalisées » ou pour lesquelles l’« information est inaccessible ».

Le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, a affirmé il y a deux semaines que 68 des 142 appels à l’action étaient en cours de réalisation. Si le nombre est semblable à celui du bilan du comité de suivi, il y a tout un écart quant à la progression réelle des recommandations.

[Le bilan du gouvernement] donne l’impression qu’un nombre considérable, soit plus de la moitié, des actions sont quasiment faites. Ce dont nous, on s’est rendu compte, c’est que ce n’était pas le cas. Il y a vraiment une grande variété [dans la progression] de ces actions.

Sébastien Brodeur-Girard, professeur à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

Le comité soutient que « dans certains cas, les mesures proposées par les ministères et d’autres agences publiques sont anecdotiques, c’est-à-dire qu’il s’agit de gestes qui ne répondent que très partiellement aux appels à l’action, et que bien qu’identifiés comme amorcés, certains appels à l’action le sont de façon très timide ».

« Dans d’autres cas, les mesures proposées ne sont pas directement en lien avec les appels à l’action auxquels elles prétendent répondre », poursuivent les auteurs.

Ils citent l’exemple de l’affichage en inuktitut dans les palais de justice de Kuujjuaq et de Puvirnituq qui ne « représente qu’une fraction de la réponse à apporter à l’appel à l’action 15, qui vise l’affichage bilingue ou trilingue dans tous les établissements de services publics qui desservent une population autochtone ».

Le comité souligne cependant « certaines avancées », comme le financement de logements communautaires pour les étudiants autochtones en milieu urbain et l’embauche de 10 interprètes autochtones dans le milieu judiciaire.

Approche « au cas par cas »

Le comité convient que le gouvernement fait des actions pour améliorer les relations entre les Autochtones et les services publics, mais on souligne qu’il s’agit d’une approche « au cas par cas » ou « en réaction », comme à la suite de la mort de Joyce Echaquan.

Si on veut vraiment changer les choses, ça prend une vision systémique, et on sait que c’est un terme auquel une partie du gouvernement est plutôt allergique à l’heure actuelle, malheureusement.

Sébastien Brodeur-Girard, professeur à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

La commission Viens a conclu qu’il était « impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuits » dans certains services publics.

Parmi les actions « plus structurantes » qui ne progressent pas, le comité souligne la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. « C’est un bon exemple, alors que [cette mesure] forcément, c’est porteur d’un changement beaucoup plus mondial », rappelle-t-il.

Il y a aussi la contestation par Québec de la loi fédérale C-92, qui vise à donner aux Premières Nations la pleine autonomie en matière de services à l’enfance, et le projet de loi 96 sur la protection du français, où « il n’y a essentiellement aucune place pour les enjeux autochtones ».

Lors de la présentation de son bilan provisoire, il y a deux semaines, le ministre Lafrenière a reconnu qu’il fallait davantage s’attarder à une appréciation qualitative et non au « simple chiffre » de la progression des mesures.

En juin, la protectrice du citoyen, Marie Rinfret, a annoncé qu’elle effectuerait le suivi de la mise en œuvre des appels à l’action de la commission Viens. Un tableau sur le suivi des recommandations est aussi diffusé depuis septembre sur le site du Secrétariat aux affaires autochtones.

Quelques enjeux soulevés par le comité de suivi

Services de justice

Le comité constate l’état d’avancement « timide » des appels qui « sont les plus porteurs d’autonomie en matière de justice » comme l’appel 40 qui vise à documenter et revitaliser le droit autochtone, l’appel 41 qui prévoit la création d’un régime particulier d’administration de la justice.

Services correctionnels

Le comité note que peu de données sont disponibles quant à l’avancement des appels à l’action. Il souligne « l’amorce des travaux » pour adapter l’outil d’évaluation spécifique aux contrevenants autochtones (appel 57) et l’offre d’activités culturellement sécurisante en détention (appel 68).

Santé et services sociaux

Le comité souligne la production d’un guide sur la sécurisation culturelle destiné aux établissements de santé et que des mesures ont été prises particulièrement à l’hôpital de Joliette, mais ces avancées « ne semble pas généralisées dans les autres établissements hospitaliers qui reçoivent une forte clientèle autochtone ».

Protection de la jeunesse

Le comité constate que Québec « semble particulièrement miser sur l’adoption d’un futur cadre de référence pour les projets de vie des enfants autochtones en protection de la jeunesse ». Un comité de travail en ce sens a été mis en place en 2014, bien avant la commission Viens et à ce jour, ce cadre de référence toujours pas public, souligne le comité.

La commission Viens

142

Nombre d’« appels à l’action » formulés dans le rapport d’enquête du juge Viens, dont 7 s’adressent aux chefs autochtones

51

Nombre d’appels à l’action réalisés ou en voie de l’être au moment du premier anniversaire du dépôt du rapport Viens, en septembre 2020

125 millions

Somme déjà « engagée » d’un budget de 200 millions voué à la mise en œuvre des recommandations du rapport Viens