(Ottawa) L’ombudsman militaire du Canada demande au gouvernement libéral de mettre fin au « cycle des scandales » et d’accorder immédiatement à son bureau une véritable indépendance et des pouvoirs de surveillance sur les Forces armées canadiennes.

Greg Lick a jeté les gants, mardi, dans un discours cinglant et un rapport enflammé qui visent les dirigeants politiques, militaires et civils responsables de la gestion des forces armées, qu’il a pratiquement accusés d’avoir laissé tomber les militaires et les Canadiens.

« Assez, c’est assez », a lancé M. Lick en conférence de presse, après avoir déposé son « document de position » sur la question. « Le cycle des scandales, suivis par des études, des recommandations émanant de mécanismes de surveillance indépendants, des demi‑solutions et la résistance du ministère ou des Forces armées canadiennes, tout ça ne sera brisé que si des mesures sont prises », estime l’ombudsman.

PHOTO FORCES ARMÉES CANADIENNES, VIA LA PRESSE CANADIENNE

L’ombudsman militaire du Canada Greg Lick

Ces commentaires interviennent alors que l’armée est confrontée à son plus récent scandale impliquant des allégations d’inconduite sexuelle visant des hauts gradés – dont une allégation signalée pour la première fois il y a plus de trois ans, en mars 2018, au ministre de la Défense, Harjit Sajjan, par le prédécesseur de M. Lick, Gary Walbourne, au sujet du général Jonathan Vance, alors chef d’état-major.

À la base d’une grande partie de la crise actuelle se trouvent des questions d’équité et de responsabilité dans la façon dont l’armée accueille et gère ces allégations, avec la crainte que les officiers de haut rang soient traités moins sévèrement que des sans-grade. Le scandale a également ravivé de vieilles inquiétudes concernant l’ingérence politique et les dissimulations en matière d’inconduites au sein de l’armée.

Pourtant, alors que le gouvernement libéral a promis une surveillance externe et une responsabilité accrues des Forces armées, et que l’état-major assure qu’il accueille favorablement cette idée, M. Lick estime qu’en réalité, les officiers supérieurs se sont battus bec et ongles pour protéger leur autorité contre toute ingérence extérieure. Pendant ce temps, les responsables politiques détournaient le regard, jusqu’à ce qu’un autre scandale éclate et que le cycle recommence, soutient l’ombudsman.

M. Lick, qui n’est que le plus récent ombudsman à réclamer une véritable indépendance et des pouvoirs de contrôle pour ce bureau, affirme que ce cycle a commencé sérieusement après le scandale de la Somalie, il y a plus de 20 ans. Ce scandale avait conduit à la création du bureau de l’ombudsman, mais M. Lick déplore que ce « chien de garde » soit redevable à la fois au ministère de la Défense et au gouvernement, « grâce » en partie à la résistance de l’armée à toute surveillance externe.

« En dépit d’un accord de principe apparent, tous les efforts faits pour négocier la mise sur pied d’un régime d’indépendance pour le Bureau ont été sabordés par les chefs militaires et les dirigeants du ministère qui ne voulaient aucunement qu’un organisme extérieur soit autorisé à examiner leur comportement », lit-on dans son « document de position ».

M. Lick souligne aussi « la même résistance à toute forme de surveillance indépendante » après que la juge à la retraite de la Cour suprême Marie Deschamps a publié en 2015 un rapport accablant sur l’inconduite sexuelle au sein de l’armée. L’état-major a accepté « en principe » ses appels à une surveillance indépendante, mais n’a rien fait par la suite, selon l’ombudsman. « Sept ans après la publication de ce document et face à une nouvelle vague d’indignation publique, les dirigeants militaires et ministériels font leur mea culpa et promettent de faire mieux cette fois‑ci », note l’ombudsman.

Des dirigeants qui se protègent

M. Lick n’explique pas pourquoi les gouvernements successifs n’ont pas veillé à ce que de tels engagements soient respectés, mais il croit que le système actuel, qui prévoit que l’ombudsman rend compte au ministre de la Défense au lieu du Parlement, ouvre la porte à de l’ingérence.

Le document de M. Lick indique aussi que les ministres de la Défense ont retardé la publication des rapports des ombudsmans. Le Bureau a aussi reçu des « instructions ministérielles » sur l’exécution d’enquêtes systémiques, mais ces instructions ont ensuite été révoquées sans justification opérationnelle, soutient l’ombudsman. « Nous avons aussi vu les dirigeants se cantonner dans l’inaction à l’égard de renseignements délicats risquant de s’avérer peu flatteurs pour les Forces armées canadiennes et le ministère. Cette situation ne peut plus durer. »

M. Lick est allé encore plus loin en conférence de presse : « lorsque les dirigeants ferment les yeux sur nos recommandations et préoccupations afin de faire avancer les intérêts politiques et leur propre maintien en poste ou leur avancement professionnel, ce sont les membres de la communauté de la défense qui en subissent les conséquences ».

Le temps des études est révolu, a ajouté l’ombudsman : son rapport comprend une longue liste d’examens qui ont été menés et de recommandations formulées au cours des 25 dernières années, dont la plupart ont été largement ignorées et oubliées. M. Lick avoue d’ailleurs son scepticisme face à l’examen que vient d’amorcer la juge à la retraite de la Cour suprême Louise Arbour, sur les moyens de lutter contre les inconduites sexuelles dans l’armée. Il est aussi sceptique face à la nomination de la lieutenante-générale Jennie Carignan pour superviser le changement de culture au sein des Forces armées.

Mme Carignan, nommée en avril au nouveau poste de Chef, Conduite professionnelle et culture, a publié mardi un message aux troupes dans lequel elle se disait bouleversée par les « témoignages choquants de survivants et survivantes d’agressions sexuelles et de victimes d’inconduite » au sein de l’organisation. Elle demandait aux militaires de « concilier les valeurs auxquelles nous adhérons en tant qu’organisation et la manière dont nous vivons ces valeurs ».

Pourtant, alors qu’elle encourageait les militaires à ne plus avoir « peur de mettre en lumière les problèmes qui nuisent à nos membres, affaiblissent notre mission et sapent nos efforts », son message ne contenait aucune nouvelle initiative pour résoudre le problème.

M. Lick, lui, propose au gouvernement d’adopter un projet de loi qui consacrerait l’indépendance et les pouvoirs de son bureau de demander des comptes à l’armée et au ministère de la Défense nationale, « afin de favoriser la reddition de comptes et la confiance du public ».

« Si elle est prise au sérieux et mise en œuvre aujourd’hui, je suis fermement convaincu que cette voie contribuera à restaurer la confiance dont les militaires et les civils de la défense ont besoin sur leur lieu de travail et sur le champ de bataille », a-t-il déclaré. « Si l’on se perd dans les discussions sans fin et le double langage bureaucratique, nous aurons laissé tomber nos militaires […] Et cet échec fera de nouvelles victimes. »

Réactions politiques

Alors que le gouvernement libéral soutient que toutes les options sont sur la table en ce qui concerne la surveillance indépendante de l’armée, le premier ministre Justin Trudeau a esquivé mardi une question sur le moment où les Canadiens et les militaires pouvaient s’attendre à des gestes concrets. « Nous apporterons des changements importants au fonctionnement de l’armée au cours des prochains mois, alors que Mme Arbour commencera à formuler des recommandations concrètes, et nous prendrons les mesures nécessaires », a-t-il déclaré.

Le rapport de M. Lick intervient alors que le Parlement se prépare à ajourner mercredi ses travaux pour l’été – et avec la possibilité d’élections générales anticipées à l’automne.

Le chef conservateur, Erin O’Toole, un ancien militaire, a déjà indiqué que son parti prévoyait de dévoiler des mesures pour mieux promouvoir la responsabilité et la transparence au sein du gouvernement, mais dans un communiqué mardi pour commenter le rapport Lick, il ne précise pas s’il donnerait suite à l’appel de l’ombudsman d’inscrire dans une loi l’indépendance et le pouvoir de surveillance de son bureau. Le porte-parole conservateur en matière de défense, James Bezan, a indiqué dans un communiqué distinct que son parti était « engagé à rendre l’ombudsman de la défense indépendant ».

Lors de la période de questions aux Communes, mardi après-midi, le député bloquiste Rhéal Fortin a demandé à nouveau au premier ministre le congédiement du ministre de la Défense – de « mettre fin à ses souffrances ». Le leader du gouvernement, Pablo Rodriguez, a pris la défense de son collègue contre les « basses attaques du Bloc ». Il a parlé d’un homme « qui a dédié sa vie à son pays, d’un vétéran respecté, d’un homme qui est en train de transformer la façon dont fonctionnent les Forces armées canadiennes ».