(Ottawa) La juge à la retraite de la Cour suprême Marie Deschamps estime que les Forces armées canadiennes se traînent les pieds dans la lutte contre les inconduites sexuelles, alors que des experts souhaitent, comme elle, une surveillance plus indépendante de l’armée.

Mme Deschamps a déclaré lundi en commission parlementaire qu’elle s’attendait à plus de progrès de la part de l’armée depuis qu’elle a publié son rapport accablant, en 2015, qui détaillait une « culture sous-jacente de la sexualisation » au sein des Forces.

Témoignant lundi au Comité permanent de la défense nationale des Communes, elle a souligné que certaines de ses recommandations s’empoussiéraient encore sur la grande tablette des rapports.

Elle a fait état notamment de la création d’un centre véritablement indépendant, en dehors de la chaîne de commandement de l’armée, qui serait la principale autorité pour recevoir les rapports de comportements inappropriés et criminels de la part des militaires. « J’ai l’impression que très peu de choses ont changé », a déploré Mme Deschamps.

Les commentaires de Mme Deschamps et les appels à une surveillance plus indépendante font suite à des allégations visant l’ancien chef d’état-major de la Défense Jonathan Vance, qui a passé ses cinq années au plus haut poste des armées à lancer des initiatives pour mettre fin aux inconduites sexuelles dans les Forces. Or, M. Vance est maintenant visé par des allégations selon lesquelles il aurait lui-même agi de façon inappropriée — allégations qu’il a démenties.

La police militaire a récemment admis qu’elle avait enquêté sur la conduite de M. Vance avant qu’il ne soit nommé chef d’état-major en 2015, mais qu’elle n’avait alors porté aucune accusation ; elle vient maintenant d’ouvrir une nouvelle enquête sur les allégations récentes, sorties dans les médias. Le gouvernement libéral a promis de son côté un examen indépendant, qui n’a pas encore été amorcé, plusieurs semaines après la publication des allégations, tandis qu’un comité des Communes étudie la conduite de M. Vance et la façon dont le gouvernement y a réagi.

L’opposition plutôt favorable

Des membres de l’état-major soutiennent depuis longtemps que les Forces armées sont une institution unique et que seuls ceux qui ont porté l’uniforme peuvent vraiment la comprendre — laissant entendre qu’une ingérence extérieure pourrait nuire à sa capacité de défendre le pays.

Mais des spécialistes, comme Megan MacKenzie, qui étudie les inconduites sexuelles dans l’armée à l’Université Simon-Fraser, en Colombie-Britannique, estiment que ce modèle ne fait pas avancer les choses et laissent les militaires toujours en danger. Ces experts estiment qu’on n’a pas besoin de plus d’études ou de déclarations de « tolérance zéro » de la part des autorités, comme l’a fait le successeur de M. Vance, l’amiral Art McDonald, mais plutôt d’une véritable surveillance et d’une réelle responsabilisation de l’armée.

Le porte-parole conservateur en matière de défense James Bezan et son homologue néo-démocrate Randall Garrison, qui siègent tous les deux au comité de la Chambre des communes qui étudie les allégations contre M. Vance, ont exprimé leur soutien à un centre vraiment indépendant comme celui recommandé par Mme Deschamps pour recevoir les plaintes.

L’état-major a toujours résisté à un tel organe de contrôle externe, sur lequel reposaient sept des 10 recommandations de Mme Deschamps, et les gouvernements successifs se sont tacitement rangés de leur côté, en laissant l’armée gérer seule la question.

Mais des experts ont suggéré que des institutions comme l’armée sont incapables de changer leur culture de l’intérieur, étant donné que « nous parlons d’une institution qui a été historiquement conçue autour d’hommes blancs hétéronormatifs », explique Maya Eichler, experte en inconduite sexuelle militaire à l’Université Mount Saint Vincent, à Halifax.

Le gouvernement fédéral a mis en place en septembre 2015 le « Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle », qui fait partie de la branche civile du ministère de la Défense nationale et qui doit fournir un soutien aux victimes et des informations aux officiers militaires. Or, Mme Deschamps et la directrice générale du Centre d’intervention, Denise Preston, ont toutes les deux déclaré au comité de la défense, lundi, que la responsabilisation ne faisait pas partie du mandat de cet organe de contrôle.

« Non seulement le centre n’est pas l’autorité principale, mais il n’a même pas d’accès direct aux données », a déclaré Mme Deschamps. « Donc, à mon avis, donner au Centre cette responsabilité, ou du moins lui donner accès aux données, me semble être une priorité. »

Le porte-parole du ministre de la Défense, Harjit Sajjan a déclaré que le gouvernement libéral avait élargi le mandat du Centre en 2019 afin de porter un regard plus holistique sur l’inconduite sexuelle. « Des changements au Centre, y compris une plus grande indépendance, peuvent être envisagés par l’examen indépendant annoncé précédemment », a ajouté Todd Lane en référence à un examen du système de justice militaire actuellement mené par un autre juge à la retraite de la Cour suprême, Morris Fish.