(Ottawa) Les évaluations du renseignement canadien sur l’Irak étaient généralement exactes à l’approche de l’invasion américaine en 2003, contrairement aux analyses produites à Washington et à Londres, conclut un article d’une revue universitaire spécialisée, Intelligence and National Security.

Presque rien n’a été raconté au sujet des analystes canadiennes qui estimaient que Saddam Hussein n’avait pas de programme actif d’armes de destruction massive, en partie pour éviter d’embarrasser leurs homologues américains et britanniques, peut-on lire dans l’article.

« Les évaluations du renseignement du Canada sur l’Irak en 2002 et 2003 se sont par la suite révélées largement correctes, tandis que les analyses de la plupart des autres pays sur des questions clés en Irak — pour autant que l’on sache publiquement — étaient erronées. »

Pour son auteur, Alan Barnes, chercheur principal au Centre d’études sur la sécurité, le renseignement et la défense de l’Université Carleton, la différence la plus notable réside dans « l’absence de toute pression politique ou extérieure significative pour orienter l’analyse de l’Irak dans une direction particulière. »

M. Barnes n’est pas neutre sur ce sujet, car il a été étroitement impliqué dans la rédaction des évaluations canadiennes sur l’Irak au cours de cette période. Il a été rédacteur en chef de 21 analyses du Secrétariat de l’évaluation du renseignement (SER) du Bureau du Conseil privé. À titre de directeur de la section Moyen-Orient et Afrique, il a supervisé la production de 20 autres analyses.

Pour son article, M. Barnes s’est également appuyé sur des documents publiés par des agences fédérales au fil des ans, même si plusieurs autres confidentiels, et des entretiens avec 11 gestionnaires et analystes du milieu du renseignement ayant participé aux évaluations.

Il dit avoir constaté que les évaluations du Canada de la politique américaine sur l’Irak, des capacités d’armement de Bagdad, des implications régionales d’une invasion et de l’instabilité interne de l’Irak qui s’en est suivie se sont avérées généralement valables.

L’article souligne également que le premier ministre de l’époque, Jean Chrétien, avait été mis au courant de ces analyses. Le gouvernement libéral avait décidé de ne pas participer à la guerre contre l’Irak.

PHOTO TOM HANSON, THE CANADIAN PRESS

Le premier ministre Jean Chrétien a reçu une ovation de son caucus lorsqu'il a annoncé que le Canada ne participerait pas à la guerre en Irak, le 17 mars 2003.

À la fin du mois d’août 2002, un groupe d’experts interministériel canadien avait conclu que tous les agents chimiques ou missiles balistiques datant d’avant la guerre du Golfe de 1991 ne pouvaient exister qu’en très petites quantités et ne seraient probablement plus utiles en raison des mauvaises conditions d’entreposage, relate M. Barnes.

La question de savoir si Bagdad reconstituait ses capacités en armes de destruction massive à la suite du départ des inspecteurs des Nations Unies en 1998 était au cœur de la propagande du gouvernement Bush de l’époque.

« [Les analystes canadiens] n’ont pu voir aucune indication convaincante que l’Irak était en train de reconstituer son programme nucléaire. Ils n’avaient pas confiance dans le bien-fondé des preuves citées par les États-Unis démontrant l’activité nucléaire irakienne. »

Les analystes n’ont pas non plus détecté de signes indiquant que Bagdad avait redémarré la production d’armes chimiques ou se préparait à le faire.

Les espions canadiens étaient bien conscients des désaccords avec leurs homologues du Five Eyes, l’alliance des services de renseignement du Canada, des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, raconte M. Barnes.

L’auteur dit avoir détecté un schéma assez cohérent.

Dans leurs interactions individuelles avec leurs homologues canadiens, les analystes alliés ont souvent exprimé des réserves sur les preuves et évité les jugements fermes. Les rapports écrits confidentiels reçus par le Canada formulaient des conclusions plus fermes, mais toujours nuancées, tout en reconnaissant les limites de l’information. Finalement, les gouvernements alliés exprimaient des conclusions fermes fondées sur de prétendues preuves.

Le fait de savoir que de nombreux analystes alliés partageaient des réserves similaires quant à la qualité des informations sur les armes de destruction massive irakiennes a donné aux analystes et aux gestionnaires canadiens une plus grande confiance qu’ils étaient dans la bonne voie.

Alan Barnes, chercheur principal au Centre d’études sur la sécurité, le renseignement et la défense de l’Université Carleton

Mais l’unanimité ne régnait pas parmi les services canadiens.

Ainsi, M. Barnes a découvert que l’analyse du Service canadien du renseignement de sécurité sur les capacités de destruction massive de l’Irak tendait à étayer les affirmations de Washington.

« Cela reflète probablement le malaise des gestionnaires et analystes du SCRS d’être en décalage avec le milieu du renseignement américain sur une question critique qui pourrait compromettre leurs liens opérationnels étroits. »

Un rapport du SCRS selon lequel Saddam semblait désireux d’acquérir rapidement une capacité d’armes nucléaires a été retiré après que le SER eut soulevé des inquiétudes, écrit M. Barnes.

« Cependant, ce rapport a été partagé à ce moment-là, avec les États-Unis, ce qui a donné à Washington l’impression que la communauté canadienne du renseignement était d’accord avec les affirmations américaines alors que ce n’était pas le cas. »

En revanche, les analystes de la Défense nationale, qui avaient une connaissance approfondie de ces questions, jugeaient improbable la découverte d’armes de destruction massive.

En effet, seul un petit nombre de munitions chimiques abandonnées antérieures à 1991 ont finalement été découvertes en Irak.

Les rapports du SER étaient des éléments importants des séances d’information que le conseiller en politique étrangère et de défense, Claude Laverdure, tenait avec M. Chrétien.

M. Laverdure a dit à l’auteur de l’article qu’il se souvient des discussions difficiles lors de rencontres avec le président américain George W. Bush et le premier ministre britannique Tony Blair, ainsi qu’avec d’autres hauts responsables américains et britanniques, qui ont exigé de savoir pourquoi les Canadiens ont refusé d’accepter les conclusions des États-Unis et des Britanniques.

Au cours d’une réunion, se souvient Laverdure, M. Blair est devenu fou furieux et M. Chrétien s’en est irrité. « Il n’arrêtait pas de dire à Jean Chrétien : “ Vous ne le voyez pas, nous recevons les mêmes rapports ” et M. Chrétien répondait : “ Non, je ne le vois pas ” », mentionne M. Barnes.

Dans des circonstances normales, presque toutes les évaluations du renseignement canadien traitant de questions étrangères et de défense sont partagées, en tout ou en partie, avec les alliés du Five Eyes, écrit-il.

« Cela ne s’est pas produit avec les évaluations du SER sur l’Irak, qui ont été classées “ réservées aux Canadiens ” afin d’éviter des désaccords inconfortables avec la communauté du renseignement américain qui exacerberaient les sensibilités affectant les relations sur le plan politique. »