Trois ans après le coup d’État raté qui a fait 251 morts et des milliers de blessés en Turquie, les membres du mouvement Gülen, groupe musulman tenu responsable du putsch avorté par le gouvernement turc, émigrent en grand nombre vers l’Occident. Au Canada, la porte leur est grand ouverte.

« Il y a maintenant plus de 1000 personnes [ayant des liens avec le mouvement Gülen] au Canada. Les gens sont venus de Turquie, mais aussi d’ailleurs dans le monde », a confirmé à La Presse Halil, de l’Institut du dialogue interculturel de Toronto, organisation liée au mouvement Gülen. Pour des raisons de sécurité, il nous a demandé de taire son nom de famille.

Les statistiques de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) confirment ses dires. Si, avant 2016, le Canada accordait en moyenne l’asile à moins de 500 personnes originaires de Turquie par année, leur nombre a bondi depuis le coup d’État raté de 2016.

En 2017, sur quelque 13 500 demandes d’asile qui ont été accueillies favorablement par le Canada, 1247 ont été accordées à des individus fuyant la Turquie. Ce chiffre a grimpé à 1407 en 2018 et atteignait 852 au cours des premiers mois de l’année 2019.

Près de 90 % des demandes acceptées concernent des gens liés au mouvement Gülen.

Yucel Salimoglu, président de la Fondation Horizon, dans une entrevue à La Presse

La Fondation Horizon, mise sur pied par des supporteurs du mouvement Gülen, vient en aide aux nouveaux réfugiés issus de la confrérie musulmane.

M. Salimoglu, qui a des liens avec le mouvement Gülen depuis les années 80, a lui-même obtenu l’asile en 2017 (voir l’onglet suivant). « À Montréal, il y a de 30 à 40 familles qui sont venues depuis le coup d’État. Il y a plus de gens en Ontario, notamment à Toronto et à Kitchener », précise-t-il.

La Turquie au premier rang

Au cours des trois dernières années, la Turquie est ainsi passée au premier rang pour le nombre de demandeurs d’asile qui obtiennent le statut de réfugié au Canada, se hissant devant l’Afghanistan et la Syrie.

Actuellement, les personnes ayant des liens avec le mouvement Gülen qui se présentent devant la CISR font l’objet d’une procédure accélérée. En vertu de cette procédure, les commissaires évaluent les demandes d’asile à partir de dossiers écrits et n’ont pas nécessairement à convoquer les demandeurs en audience, apprend-on dans les documents de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR). Les Syriens, les Irakiens, les Afghans, les Coptes d’Égypte, les opposants politiques du Venezuela et du Soudan, notamment, sont aussi visés par cette procédure rapide.

Quand on l’interroge sur les raisons ayant mené à cette décision, la CISR se borne à fournir un lien internet décrivant la procédure accélérée, mais n’explique pas pourquoi la confrérie musulmane a été mise sur la liste. Au bureau du ministre de l’Immigration, même discrétion. On renvoie les journalistes aux communications de la CISR.

Interrogé par La Presse, l’ambassadeur de Turquie à Ottawa, Kerim Uras, estime que le Canada fait fausse route.

Le mouvement Gülen est un mouvement très organisé qui sait utiliser les failles du système. La politique canadienne est malavisée. Un jour, le Canada pourrait la regretter.

Kerim Uras, ambassadeur de Turquie à Ottawa

Un mouvement décimé

Depuis le coup raté qui a eu lieu dans la nuit du 15 au 16 juillet en Turquie, le mouvement Gülen est l’ennemi juré du président Recep Tayyip Erdoğan. Ce grand réseau, qui comptait au début de la décennie près de 2 millions de membres actifs et 10 millions de sympathisants en Turquie, est disséminé à travers le monde.

Selon les experts, le mouvement Gülen peut être comparé à une franc-maçonnerie musulmane, très présente dans le milieu de l’éducation, des affaires et des médias. Pendant plus d’une décennie, ce réseau tentaculaire qui disposait de nombreux médias, d’institutions bancaires, de milliers d’écoles et de représentants à l’étranger était un allié du gouvernement islamo-conservateur de M. Erdoğan, mais les choses se sont gâtées en 2013.

Soupçonnés d’avoir fomenté le putsch contre le gouvernement turc, au cours duquel le parlement d’Ankara et le palais présidentiel ont été attaqués, des militaires associés au mouvement Gülen ont été arrêtés au lendemain du coup raté et accusés de terrorisme par la justice turque. Fethullah Gülen, le prédicateur et leader spirituel du mouvement, a affirmé à partir de la Pennsylvanie, où il vit en exil depuis 20 ans, que ses sympathisants n’avaient rien à voir avec le coup d’État.

PHOTO SELAHATTIN SEVI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Fethullah Gülen, en 2014

Auteur d’un livre sur le mouvement Gülen et experte des études islamiques de l’Université de Chester en Grande-Bretagne, Caroline Tee ne partage pas le point de vue du leader musulman. « Il est pas mal clair, à partir des preuves journalistiques mises de l’avant en Turquie, que des sympathisants du mouvement Gülen ont participé au coup d’État », dit-elle.

Trois ans après les événements, il reste cependant beaucoup de zones d’ombre entourant l’événement, ajoute-t-elle. « C’est vraiment étrange qu’il y ait aussi peu d’informations rendues publiques sur les résultats des enquêtes policières », dit Mme Tee.

Rafles massives

Ces zones d’ombre n’ont cependant pas empêché le gouvernement Erdoğan d’arrêter des dizaines de milliers de citoyens – militaires, professeurs, journalistes, gens d’affaires – dans les semaines et les mois qui ont suivi le putsch avorté. Selon Human Rights Watch, plus de 77 000 personnes ont été arrêtées en lien avec le coup d’État de 2016. De ce nombre, plus de 45 000 l’ont été pour leur lien avec le mouvement Gülen, rebaptisé FETO par le gouvernement, soit l’« organisation terroriste de Fethullah ».

Au cours des trois dernières années, les organisations Human Rights Watch et Amnistie internationale ont dénoncé maintes fois l’aspect arbitraire des arrestations massives et des accusations de terrorisme qui touchent les membres du mouvement Gülen, mais aussi des Kurdes, des opposants politiques et des journalistes. « Il est normal que le gouvernement turc arrête et traduise en justice les organisateurs de la tentative de coup d’État qui a fait beaucoup de morts et de blessés dans la population civile, mais comment peut-on accuser de terrorisme des dizaines de milliers de personnes ? », a dit à La Presse Emma Sinclair-Webb, directrice de HRW en Turquie.

Fuyant cette répression tous azimuts de l’État, des dizaines de milliers de sympathisants du mouvement Gülen ont fui le pays. Le Canada n’est pas le seul pays à les accueillir. La France, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ont notamment ouvert leurs portes aux membres de la confrérie musulmane.

Réfugiés ou menaces ?

Professeur d’économie à Harvard connu pour son blogue sur la politique turque, Dani Rodrik est convaincu que la majorité des membres du mouvement Gülen qui trouvent refuge à l’étranger ont de bonnes raisons de le faire. « Ça ne fait aucun doute : les gülenistes sont persécutés par le gouvernement turc, qu’ils aient pris part ou non à certaines des activités illégales du réseau. Je crois que la majorité des gülenistes sont des citoyens honnêtes qui n’avaient rien à voir avec les activités clandestines de certains membres du mouvement », dit M. Rodrik.

Selon l’expert de Harvard, les gouvernements qui accueillent des gülenistes doivent rester vigilants puisque les visées politiques du groupe restent obscures. « Je m’assurerais que mes services secrets gardent un œil sur les activités des gülenistes. Sans l’ombre d’un doute », fait valoir le professeur.

Qui est Fethullah Gülen ?

Fils d’un imam, né en 1941 à Erzurum, en Turquie, Fethullah Gülen est devenu célèbre grâce à des prêches à forte charge émotive. Au début de sa carrière, soupçonné de promouvoir l’islamisme, il a été arrêté à quelques reprises par les autorités turques prônant la laïcité de l’État. En 1974, il réussit néanmoins à ouvrir ses premières écoles, qui, à terme, se retrouvent dans une centaine de pays. En 1998, il s’exile de son propre chef en Pennsylvanie, aux États-Unis, où il vit toujours. L’année suivante, la justice turque lance des procédures judiciaires contre lui, l’accusant d’avoir tenté de renverser le gouvernement en place. Un enregistrement audio – dans lequel on entend l’imam demander à ses fidèles d’infiltrer tous les cercles du pouvoir – a été à l’origine des accusations. Fethullah Gülen a toujours soutenu que cet enregistrement était truqué.

Les accusations qui pesaient contre lui ont été abandonnées en 2008. À l’époque, le mouvement Gülen et le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, réputé islamo-conservateur, étaient de proches alliés. Cette alliance s’est cependant effondrée en 2013. Au lendemain de l’attentat raté de 2016, le président Erdoğan a accusé M. Gülen et ses sympathisants d’avoir fomenté le coup d’État. L’homme d’État turc demande depuis aux États-Unis d’extrader le prédicateur, aujourd’hui âgé de 78 ans. M. Gülen nie toute responsabilité.

« Ce sera impossible de revoir ma famille »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Yucel Salimoglu fait partie des centaines de membres du mouvement Gülen qui ont reçu le statut de réfugié au Canada depuis la tentative de coup d’État de juin 2016.

Beaucoup d’adeptes du prédicateur Fethullah Gülen sont réticents à parler aux médias, disant craindre les représailles de l’État turc. Un réfugié récent, impliqué dans le réseau güleniste depuis les années 80, nous a raconté sa fuite et son arrivée au pays.

Homme d’affaires installé à l’étranger, Yucel Salimoglu était en vacances à Izmir, en Turquie, sa ville natale, quand la tentative de coup d’État de 2016 a débuté. « On a appris que le pont du Bosphore était bloqué. Puis l’aéroport. On savait qu’il se passait quelque chose de gros », dit-il aujourd’hui, assis dans un café montréalais.

L’ingénieur civil fait partie des centaines de membres du mouvement Gülen qui ont reçu le statut de réfugié au Canada depuis la tentative de coup d’État de juin 2016. Le gouvernement turc accuse cette confrérie musulmane d’avoir fomenté le putsch meurtrier. Yucel Salimoglu dit qu’il a compris rapidement qu’il devait quitter la Turquie. Même avant la tentative de renversement du gouvernement par une faction de l’armée, plus rien n’allait en Turquie pour le mouvement Gülen, ancien allié du gouvernement Erdoğan tombé en disgrâce, dit-il.

« Avant juillet 2016, il y avait déjà beaucoup de tensions entre le gouvernement en place et le mouvement Gülen. Certains de nos journaux ont été fermés, mais les gens d’affaires du mouvement n’ont pas été inquiétés », dit-il.

Quand le coup d’État est arrivé, ça a permis au gouvernement de s’en prendre à tout le mouvement au complet.

Yucel Salimoglu

L’exil permanent 

M. Salimoglu raconte qu’un de ses associés a été arrêté et détenu pendant un an. Lui-même est parti sans attendre son reste. Avant d’arriver au Canada, en 2017, il est passé par la Guinée et les États-Unis. Pour demander l’asile au Canada, il a franchi la frontière à pied, empruntant comme des milliers d’autres le chemin Roxham en Montérégie.

« Quand nous avons passé la frontière, le policier qui était là nous a d’abord dit que c’était illégal, puis, quand nous avons avancé, il nous a souri et nous a souhaité la bienvenue au Canada. J’ai visité plus de 25 pays dans ma vie, et jamais je n’ai vu un policier sourire comme ça », raconte-t-il, enthousiaste. En moins de six mois, il a reçu le statut de réfugié. 

À moins d’un changement de gouvernement, il ne croit pas revoir un jour la Turquie. « Je pense que ce sera impossible de revoir ma maison, ma famille, mon monde », dit-il. L’homme d’affaires, qui est actif dans les cercles gülenistes depuis l’adolescence, est convaincu qu’il serait arrêté comme des milliers d’autres avant lui.

Aujourd’hui installé à Montréal avec sa femme et ses deux filles, Yucel Salimoglu est chauffeur pour Uber. Il fréquente les autres membres du mouvement Gülen ainsi que leur centre culturel situé dans Montréal-Nord. Il y a trois mois, il a été élu président de la Fondation Horizon. Il est chargé d’accueillir et de guider les nouveaux demandeurs d’asile, aussi issus des rangs du mouvement Gülen, qui arrivent à Montréal. 

Une présence montréalaise

Le mouvement Gülen est présent à Montréal depuis plus d’une décennie et organise fréquemment des événements publics. Au début de la décennie, l’Institut du dialogue interculturel, lié au mouvement, organisait chaque année des soupers auxquels étaient conviés politiciens, professeurs d’université, journalistes et représentants des forces de l’ordre. Des membres des cercles de pouvoir québécois ont aussi participé à des voyages en Turquie financés par le mouvement Gülen.

Depuis le coup d’État, le mouvement s’est fait beaucoup plus discret, mais n’a pas cessé ses activités. En public, le mouvement prône la tolérance, le service à la communauté et le dialogue interreligieux, mais dans ses rangs, il impose un mode de vie très strict à ses membres – pas d’alcool, pas de tabac, pas de sexe avant le mariage.

« En Turquie, les gens sont très sceptiques à l’égard de ce groupe entouré de secret, dit Caroline Tee, professeure à l’Université de Chester, qui a passé de longues années à étudier ce mouvement. Par contre, en Occident, le mouvement est bien reçu. Les gens veulent croire que c’est un mouvement musulman modéré. »