Dans un rapport extrêmement dur et critique à l’endroit du gouvernement canadien, les commissaires de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées concluent que tant le Canada que le Québec ont failli à leur tâche de protéger les filles et les femmes autochtones, comparant la violence qu’elles subissent à un « génocide planifié ».

Un constat très dur pour le Québec

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

La commissaire Michèle Audette a supervisé la portion québécoise du rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

L’État québécois porte une lourde responsabilité dans le traitement des femmes autochtones du Québec. Elles vivent « le plus souvent dans l’indifférence, et parfois même le mépris », alors que les anciennes « politiques coloniales » ont « infiltré les institutions québécoises ».

Le Québec est loin d’être épargné dans le rapport coup-de-poing de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. La province est d’ailleurs la seule au Canada à faire l’objet d’un rapport complémentaire, que La Presse a pu obtenir. Le constat envers l’appareil gouvernemental québécois est dur et très sévère.

Les commissaires réclament que Québec crée une entité civile indépendante, à l’image du Protecteur du citoyen, destinée à la population autochtone, et que le gouvernement Legault lance sans délai une enquête publique sur les enfants autochtones disparus. Vingt recommandations sont adressées directement au gouvernement du Québec.

Les femmes autochtones qui habitent sur le sol québécois évoluent dans un « climat social » qui les désavantage par rapport au reste de la population féminine, peut-on lire dans le rapport Kepek – Québec, supervisé par la commissaire Michèle Audette.

« Il est évident que les femmes autochtones au Québec n’ont pas les mêmes possibilités que leurs pairs de s’épanouir et de réaliser leurs rêves. Plusieurs ont vu leur enfance leur être volée et les traumatismes se sont accumulés dans leur vie. » — Extrait du document de près de 200 pages

La mobilisation sur les femmes autochtones disparues et assassinées au Canada a davantage pris forme dans l’ouest du pays. Au Québec, il existe bien peu de statistiques au sujet de cette « tragédie nationale ». La Gendarmerie royale du Canada estime que 46 cas d’homicides de femmes autochtones ont été perpétrés au Québec de 1980 à 2012.

Une violence « structurelle »

Les témoignages de dizaines de familles et de « survivantes », recueillis lors des audiences publiques à Mani-utenam, sur la Côte-Nord, et à Montréal ont levé le voile sur un mal-être profond et des drames bouleversants vécus par des autochtones partout en province, tant dans les communautés qu’en milieu urbain.

À Mani-utenam, des femmes innues ont allégué avoir été agressées et violées par des policiers à Schefferville dans les années 80. Des familles ont rapporté avoir subi pendant des générations (de 1950 à 1990) les sévices sexuels d’un prêtre dans des villages isolés de la Côte-Nord. À La Romaine, des familles ont été déplacées, d’autres appauvries et abandonnées sans vivres.

PHOTO JULIEN CHOQUETTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Simone Bellefleur et Noëlla Mark ont témoigné lors des audiences publiques à Mani-utenam.

« La violence faite aux femmes autochtones s’inscrit sur une toile de fond complexe », indique le rapport d’enquête. « Cette violence est avant tout structurelle, c’est-à-dire qu’elle prend sa source dans le système et les politiques génocidaires […] Les effets de ces politiques coloniales et l’emprise de l’Église ont brisé les liens familiaux et communautaires […] et ont altéré considérablement le mode de vie des Premières Nations au Québec. »

Atteinte aux droits et libertés

Le travail d’enquête des commissaires a permis de conclure que de « nombreuses violations des droits des femmes et des filles autochtones » étaient survenues au Québec au fil des ans et que leurs droits étaient « encore largement compromis », puisque « les agressions continuent d’être perpétrées, entre autres par des policiers ».

« L’État doit mettre en place un système de justice qui permet de protéger les femmes […] autochtones contre la violence », peut-on lire dans le rapport sur le Québec.

« Or, le système québécois de justice échoue à la tâche, notamment en raison de l’indifférence et du mépris de nombreux intervenants et des institutions elles-mêmes. » — Extrait du rapport

Maintes recommandations, appelées « appels à la justice », s’adressent au ministère de la Sécurité publique et aux autorités policières. De la formation en continu sur les réalités culturelles autochtones est notamment réclamée tant pour les élèves policiers que pour les policiers en poste.

Les commissaires de l’Enquête nationale réclament aussi que des policiers autochtones soient nommés à l’École nationale de police du Québec et au Bureau des enquêtes indépendantes. Une meilleure coordination entre les corps policiers et l’attribution d’un financement récurrent et suffisant aux corps de polices autochtones sont aussi demandées.

Enfants disparus

Les audiences au Québec ont permis de mettre au jour l’existence d’au moins 24 cas troublants de disparitions d’enfants malades, notamment dans les communautés innues de la Côte-Nord et atikamekw de la Haute-Mauricie. À Pakuashipi, au moins huit bambins ont été héliportés pour recevoir des soins et n’ont plus jamais été revus par leurs parents dans les années 70.

Les commissaires de l’enquête fédérale refusent que ces drames sombrent dans l’oubli et exhortent le gouvernement du Québec à déclencher une commission d’enquête sur les enfants enlevés aux familles autochtones.

Par ailleurs, les commissaires somment Québec de remettre aux familles toutes les informations dont l’État dispose à propos de ces enfants enlevés après leur admission dans un hôpital ou d’autres centres de santé québécois.

Rappelons qu’au Québec, les travaux de la commission Viens, chargée d’examiner les relations entre les autochtones et certains services publics, ont pris fin en décembre dernier. Le rapport n’a toujours pas été déposé.

Pourquoi un rapport sur le Québec ?

La commissaire Michèle Audette, originaire de la Côte-Nord, a milité dès le début de son mandat pour la production d’un rapport d’enquête portant spécifiquement sur le Québec. Le fait que la province dispose de plusieurs ententes tripartites avec Ottawa et les nations autochtones du Québec n’est pas étranger à la décision de la Commission. Par ailleurs, le Québec est avec l’Ontario l’une des seules provinces du Canada qui dispose de son propre corps policier, soit la Sûreté du Québec. La particularité de la langue a aussi pesé dans la balance. Enfin, les pensionnats autochtones ont été fermés plus tard au Québec qu’ailleurs au Canada, de sorte qu’il y a davantage de générations qui en souffrent encore aujourd’hui.

Une conclusion sans appel

PHOTO CHAD HIPOLITO, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Un chef autochtone arbore sur sa veste le portrait de Lana Derrick, disparue en 1995 alors qu’elle était âgée de 19 ans, lors d’une cérémonie en mai 2016.

OTTAWA - « Nous sommes en présence d’un génocide. » C’est la conclusion, sans appel, du rapport que l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) rendra public lundi.

Le terme, qui revient abondamment dans le document qu’a pu consulter La Presse, n’a pas été employé à la légère. Mais toute la violence qu’ont racontée les centaines de familles de survivantes « équivaut à un génocide fondé sur la race », tranche-t-on.

Le système colonial, la Loi sur les Indiens, la rafle des années 60 et les pensionnats indiens figurent parmi les fondements de ce « génocide canadien », qui vise « tous les autochtones », mais surtout les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA*.

Le rapport, intitulé Réclamer notre pouvoir et notre place et qui tient sur environ 1100 pages, porte sur « un génocide planifié, fondé sur la race, l’identité et le genre », écrit la commissaire en chef, Marion Buller, dans la préface.

Le gouvernement fédéral a jusqu’à présent reconnu des génocides comme l’Holocauste, l’Holodomor ukrainien, le génocide arménien, le génocide rwandais et le nettoyage ethnique en Bosnie.

Voilà qu’il se retrouvera face à la perspective d’en reconnaître un qui se serait joué sur son propre territoire. En juin 2015, alors qu’il était dans l’opposition, Justin Trudeau avait souscrit au terme génocide culturel du rapport de la Commission de vérité et de réconciliation.

Son bureau n’a pas voulu réagir au rapport de l’ENFFADA, hier, mais a confirmé que le premier ministre assisterait à la cérémonie de dévoilement du rapport, qui se tiendra au Musée canadien de l’histoire, à Gatineau – là où l’enquête avait été lancée.

À l’Assemblée des Premières Nations, on a aussi réservé ses commentaires. Mais le chef Perry Bellegarde « a affirmé à plusieurs reprises que le traitement réservé aux Premières Nations correspondait à la définition du génocide », a noté sa porte-parole.

L’emploi du terme génocide apparaît complètement approprié aux yeux de l’ethnologue huronne-wendate Isabelle Picard.

« On le dit dans le rapport : un génocide, ce n’est pas seulement la destruction immédiate d’un peuple. » — L’ethnologue Isabelle Picard à La Presse

« Ça peut être aussi un génocide planifié à travers le temps, qui vise l’abolition ou la désintégration des institutions. On ne peut pas faire autrement que de dire que c’est exactement ce qui s’est passé avec les autochtones au Canada », argue Mme Picard.

Combien de victimes ?

On savait, avant même que l’enquête ne soit lancée, que le nombre de victimes se comptait par centaines, voire par milliers. La Gendarmerie royale du Canada avait avancé le chiffre de 1200 sur une période de trois décennies, mais l’Association des femmes autochtones du Canada l’évaluait à 4000.

L’exercice n’a pas permis d’en arriver à une conclusion définitive à ce sujet.

« Malgré tous les efforts déployés […], nous avons conclu que nul ne connaît le nombre exact », car « des milliers de décès et de disparitions n’ont vraisemblablement pas été enregistrés au cours des décennies », spécifie-t-on dans le rapport.

Des familles ont senti qu’elles ne pouvaient témoigner « en toute sécurité avant que nous soyons contraints de clore les inscriptions pour respecter notre échéancier », est-il suggéré dans le rapport – une critique à peine voilée à l’intention du gouvernement.

La commissaire en chef, elle, n’a pas mis de gants blancs. Dans sa préface, Mme Buller déplore qu’à la « tragédie nationale » dépeinte dans le rapport s’ajoute « celle du refus des gouvernements d’accorder la prolongation de deux ans » demandée par l’ENFFADA.

Mais elle formule dans la foulée le souhait que cette enquête ne soit « que la première étape du processus », car « abandonner signifierait permettre délibérément que se poursuive ce génocide dans notre propre pays ».

La ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett, réserve sa réaction pour lundi, « par respect pour l’enquête et les familles ». D’ici là, elle a promis de prendre le temps de s’assurer que la réponse soit « substantielle ».

Plus de 200 recommandations

Le rapport comporte évidemment un grand nombre de recommandations – plus de 200 au total –, que l’on qualifie plutôt d’« appels à la justice ». Et on mentionne qu’il s’agit en fait d’« impératifs juridiques » qui sont tout sauf optionnels.

Car ces appels « découlent des lois nationales et internationales », et le Canada « a l’obligation légale de [les] mettre pleinement en application » et de veiller à ce que les femmes, filles et personnes 2ELGBTQQIA autochtones « vivent dans la dignité », écrit-on.

Plus de 2380 personnes ont participé d’une manière ou d’une autre à l’ENFFADA entre novembre 2017 et décembre 2018. Parmi elles figurent des centaines de familles de victimes, qui ont témoigné lors d’audiences publiques ou à huis clos.

Le chemin a été semé d’embûches pour l’Enquête nationale : on a dû composer avec les démissions de membres de premier plan, dont celle d’une commissaire, Marilyn Poitras, et avec de vives critiques en provenance de certains groupes autochtones.

* Le rapport de l’ENFFDA explicite ainsi le sigle 2ELGBTQQIA : « personnes bispirituelles, lesbiennes, gays, personnes bisexuelles, transgenres, queer, en questionnement et personnes intersexuées ou asexuelles ».

Enquête nationale sur les femmes autochtones disparues et assassinées

Quelques recommandations

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Un manifestant brandit une plume d’aigle lors d’un rassemblement devant le parlement, à Ottawa, en octobre 2016.

> En partenariat avec les peuples autochtones, concevoir puis déposer un plan d’action national visant à mettre en œuvre les conclusions de l’enquête.

> Créer un poste d’ombudsman national des droits des autochtones et des droits de la personne. L’ombudsman aurait l’autorité de mettre sur pied un tribunal national.

> Instaurer au Québec une entité civile indépendante du même genre que le Protecteur du citoyen destinée aux communautés autochtones.

> Mettre sur pied des organismes autochtones civils de surveillance de la police partout au Canada.

> Créer une cellule de crise au ministère de la Sécurité publique du Québec pour les cas de disparition de femmes et de filles autochtones.

> Mettre sur pied une unité d’enquête spéciale sur les omissions d’enquêter, les inconduites policières et les pratiques discriminatoires.

> Intégrer au programme scolaire un volet d’enseignement sur les réalités autochtones historiques et contemporaines.

Deux citations marquantes

« À vrai dire, nous vivons dans un pays dont les lois et les institutions perpétuent la violation des droits fondamentaux de la personne et des autochtones […] Cette tragédie perpétrée en sol canadien ne cadre pas avec les valeurs que le pays prétend défendre. »  — Marion Buller, commissaire en chef

« La réalisation de notre mandat a été une tâche ardue, et je me suis sentie souvent impuissante en entendant les témoignages de toutes les personnes qui ont généreusement contribué à l’exercice. »  — Michèle Audette, commissaire