En 2015, la Colombie-Britannique a célébré l'élection de Justin Trudeau. Quatre ans plus tard, la grogne contre le premier ministre est palpable dans la province de l'Ouest. Le conflit avec Jody Wilson-Raybould, députée de Vancouver Granville, les projets d'oléoduc et les ratés de la réconciliation avec les autochtones nourrissent le ressentiment d'une province qui pourrait peser lourd dans la balance électorale à l'automne.

Manifestations, mobilisation, barricades. Ils sont nombreux dans la région de Vancouver à se préparer à un été de militantisme si le gouvernement va de l'avant avec deux projets d'oléoduc. La principale cible de leurs récriminations est Justin Trudeau. L'homme qu'ils appelaient leur allié il y a un an à peine. L'homme qu'ils pourraient punir aux urnes à l'automne.

Le totem, fraîchement sculpté, est couché sur des blocs de bois devant une entrée de maison de la petite collectivité autochtone. « Il n'est pas très gros, alors je peux le traîner partout où je veux », dit fièrement Will George en montrant l'oeuvre d'un artiste de la région commandée spécialement pour commémorer un événement cher au coeur de son peuple. « Je l'ai fait construire après que nous avons remporté une victoire en cour l'été dernier contre l'oléoduc Trans Mountain qu'a acheté Justin Trudeau », continue le militant de la Nation tsleil-waututh, groupe autochtone dont le territoire traditionnel s'étend tant au nord qu'au sud de l'anse de Burrard, dans la région de Vancouver. Précisément là où se termine l'oléoduc. « Notre rôle, c'est de protéger le territoire de nos ancêtres », dit Will George, promettant de ne s'arrêter devant rien.

Sous surveillance

Longtemps, c'est à la société Kinder-Morgan que Will George et la petite collectivité de 500 personnes à laquelle il appartient ont tenu tête. En mars dernier, pour s'opposer au projet d'expansion de l'oléoduc de la société américaine qui relie Edmonton à Burnaby, sur la côte de la Colombie-Britannique, Will George et une poignée de militants ont construit par-dessus l'actuel oléoduc une maison longue en cèdre rouge, faite à partir d'un seul arbre. En mettant sur pied cette maison d'observation traditionnelle, Will George voulait rappeler à l'entreprise que ses travailleurs sont sous haute surveillance. Des manifestations, qui se sont soldées par plus de 200 arrestations, ont aussi eu lieu sur place. « Je résiste pour mon fils, mais aussi pour les enfants de Justin Trudeau », avait dit à l'époque Will George à un journal local.

Haute trahison

Il était alors loin de se douter que, deux mois plus tard, le même Justin Trudeau allait devenir la principale cible de la colère des siens. En mai 2018, le gouvernement libéral a acheté l'oléoduc de Kinder-Morgan au coût de 4,5 milliards et annoncé qu'il irait de l'avant avec l'expansion, un investissement de plus de 7 milliards de dollars. « Nous nous sentons profondément blessés et trahis. C'est incroyablement triste, étant donné tout le travail de réconciliation [avec les autochtones] qui avait été fait depuis son élection », dit Will George. « Aujourd'hui, je pense que Justin Trudeau est un menteur et un leader faible », dit le jeune homme dans la trentaine, en arpentant la plage. Cette plage, c'est le meilleur endroit pour voir le terminal maritime Westridge. C'est là que se trouve la bouche de l'oléoduc Trans Mountain à laquelle les pétroliers s'alimentent en pétrole brut. Si l'expansion de l'oléoduc va de l'avant, le nombre de pétroliers qui naviguent dans l'anse sera multiplié par sept. « Nous avons arrêté des pétroliers dans le passé avec nos kayaks. Depuis, le gouvernement a installé une clôture flottante », note-t-il, en montrant du doigt les barbelés qui flottent sur l'eau.

Sur la glace

La victoire à la Cour d'appel fédérale en août dernier de la Nation tsleil-waututh et de ses alliés, dont les Squamish, la nation voisine, et des organismes environnementaux, a obligé le gouvernement à mettre son projet d'expansion de l'oléoduc sur la glace. La Cour estime qu'Ottawa doit revoir les mesures prévues pour protéger la population d'épaulards de l'anse de Burrard en plus de consulter « adéquatement » les 117 groupes autochtones qui se trouvent sur le chemin de l'oléoduc. Le gouvernement a mobilisé plus de 60 personnes pour organiser les pourparlers avec les autochtones, qui sont très divisés sur la question. Ottawa espère pouvoir entamer les travaux de construction dès l'été. « Je peux juste vous dire que s'ils décident d'aller de l'avant, l'été sera chaud. Des centaines de jeunes viendront de partout dans le pays se joindre à nous pour bloquer le projet », dit Kanahus Manuel, une militante squamish qui participe aussi au combat contre l'oléoduc.

La tête dans le pétrole

Les nations autochtones occupant la côte de la province de l'Ouest ne sont pas les seuls opposants au projet. À Vancouver, la colère à l'égard des récentes décisions du gouvernement Trudeau en matière d'environnement est palpable. Lors d'une manifestation d'étudiants prônant l'urgence d'agir contre les changements climatiques, des affiches prenaient directement pour cible le premier ministre. « Il y a une véritable désillusion par rapport au gouvernement libéral. Et Trudeau, qui joue à la mascotte, est une bonne cible. Aux prochaines élections, les libéraux risquent de payer cher leur manque d'actions pour l'environnement. Moi, je sais que mon vote sera pour la planète », dit Camille Brown, une étudiante de l'Université de Colombie-Britannique, originaire de Montréal, prédisant une vague de soutien pour les verts d'Elizabeth May. Les plus récents sondages lui donnent raison. Si, aux élections de 2015, le parti de Justin Trudeau est arrivé bon premier en Colombie-Britannique lors du scrutin fédéral, récoltant 35 % des votes, il traîne maintenant la patte par plus de 5 points de pourcentage derrière les conservateurs. Les verts, qui ont récolté 8 % des voix en 2015, seraient aujourd'hui le choix de 12 % des citoyens de Colombie-Britannique, selon un sondage de la firme Mainstreet Research rendu public le 31 mars.

Les deux nouvelles solitudes

Alliés de la Nation wet'suwet'en qui combat un deuxième projet d'oléoduc - de gaz naturel, cette fois - dans le nord de la province, le Coastal GasLink, David Ages et Victoria Monk, deux résidants de l'île de Galiano, sont convaincus que les prochaines élections se joueront dans l'Ouest. « L'avenir du Canada dépend de ce qui se passe ici. Les deux solitudes au Canada aujourd'hui, elles sont divisées par les Rocheuses, note M. Ages. D'un côté, il y a ceux qui veulent protéger l'environnement et de l'autre, ceux qui sont prêts à tous les compromis pour continuer à exploiter les hydrocarbures », dit le militant de longue date. À cause de ces décisions de la dernière année, les libéraux de Justin Trudeau voient graduellement ces deux électorats leur échapper, croit-il.

Le dilemme stratégique

Organisatrice de la Marche des femmes à Vancouver, mais aussi d'une récente veillée à la mémoire des victimes de l'attentat contre deux mosquées en Nouvelle-Zélande, Samantha Monckton confirme que le gouvernement Trudeau perd rapidement le coeur des progressistes de la Colombie-Britannique. En plus de ne pas digérer l'achat de l'oléoduc, ces derniers sont outrés par le traitement accordé par le premier ministre à Jody Wilson-Raybould, députée de Vancouver Granville. « Beaucoup de gens veulent punir Justin Trudeau aux urnes », dit-elle, attablée au coeur du populaire marché Granville, dans la circonscription de la députée évincée du caucus du Parti libéral la semaine dernière. « Le problème cependant avec notre système électoral, c'est que si on affaiblit trop Trudeau, les trous de cul de conservateurs vont gagner. Et on va avoir de sérieux problèmes », dit Mme Monckton. Tout aussi fâché soit-il contre l'actuel premier ministre, Will George fait le même constat. « Si Trudeau n'est plus là, qui sera notre interlocuteur ? L'option de rechange fait peur », conclut-il, espérant qu'au cours des six prochains mois, le premier ministre entendra ses doléances avant qu'il ne soit trop tard.

« Jody Wilson-Raybould ferait une excellente première ministre »

Évincée du caucus libéral au début de la semaine, Jody Wilson-Raybould est aujourd'hui députée indépendante de Vancouver Granville. Dans la métropole de Colombie-Britannique, l'ex-ministre de la Justice jouit toujours d'un large soutien. Certains la voient même à la tête du pays.

S'il faut en croire un des chefs autochtones les plus en vue de Colombie-Britannique, Justin Trudeau paiera très cher le fait d'avoir écarté de son chemin Jody Wilson-Raybould. « Il s'en est vraiment pris à la mauvaise personne. Jody, c'est une puissance à laquelle il est difficile de se mesurer. Elle ferait une excellente première ministre », dit le grand chef Stewart Phillip.

Aujourd'hui président de l'Union des chefs indiens de Colombie-Britannique, le leader autochtone, issu de la Nation okanagan, explique dans son bureau du centre-ville de Vancouver qu'il parle en connaissance de cause.

L'homme de 69 ans a déjà voulu concurrencer Mme Wilson-Raybould, de 21 ans sa cadette, pour obtenir le titre de chef régional à l'Assemblée des Premières Nations en 2009. « Je me suis lancé dans la course pour gagner, mais j'ai vite réalisé qu'elle avait plus que moi à offrir. Je me suis retiré et je lui ai donné mon soutien », se souvient-il. Trois ans plus tard, elle a été réélue avec 80 % des votes.

« J'ai rarement vu quelqu'un qui travaille aussi fort. Elle ne dort pas. »

- Le grand chef Stewart Phillip, à propos de Jody Wilson-Raybould

Le portrait qu'il en dresse est à l'extrême opposé de la femme égoïste, chroniquement en retard et têtue qui a été décrite aux médias par plusieurs sources anonymes à Ottawa.

Stewart Phillip n'y voit qu'une « campagne de salissage » pour écarter une politicienne d'exception.

Une prophétie familiale

Le grand chef n'est pas le premier à penser que Jody Wilson-Raybould a la carrure d'un chef de gouvernement. En 1983, à la télévision, le père de l'ancienne ministre de la Justice, le chef Bill Wilson, a déjà dit à Pierre Elliott Trudeau qu'une de ses deux filles allait un jour habiter au 24, Sussex. « J'ai deux enfants dans l'île de Vancouver qui ont l'idée loufoque de vouloir étudier le droit. Qui veulent le siège du premier ministre... et qui sont des filles ! », a-t-il dit, suscitant alors de grands éclats de rire. « Je vais rester au pouvoir jusqu'à ce qu'elles soient prêtes », a répondu Trudeau père.

La vidéo a refait surface lorsque Jody Wilson-Raybould est devenue la première autochtone nommée ministre de la Justice par Trudeau fils. « Ce fut un moment de grande fierté pour les autochtones du Canada », se souvient le grand chef Stewart Phillip.

Disparités régionales

Ce qui était une plaisanterie, à l'époque où Jody Wilson-Raybould avait 12 ans, revêt aujourd'hui un tout autre sens. L'affaire SNC-Lavalin, qui oppose Justin Trudeau et ses proches collaborateurs à Mme Wilson-Raybould, divise le pays en deux. Selon un sondage de la firme Nanos rendu public cette semaine, la moitié du pays croit que l'entourage du premier ministre a eu tort de mettre de la pression sur la procureure générale pour l'inciter à abandonner les poursuites criminelles contre la société d'ingénierie montréalaise. L'autre moitié croit que le scandale n'est qu'un bras de fer politique opposant deux camps.

Les sondeurs ont remarqué d'importantes variations régionales. Les résultats du sondage indiquent que les électeurs de Colombie-Britannique penchent majoritairement en faveur de l'interprétation de Mme Wilson-Raybould, aujourd'hui députée indépendante de la circonscription de Vancouver Granville, alors que les Québécois qui ont répondu au sondage sont plus de 55 % à croire la thèse du combat de coqs.

Une réconciliation amochée

Les autochtones du pays, eux, se rangent quasi unanimement derrière Mme Wilson-Raybould, estime le grand chef Stewart Phillip. « Avec l'éviction de Jody du caucus libéral, Justin Trudeau n'aura plus un seul vote autochtone », a-t-il dit dans une autre entrevue accordée cette semaine, affirmant que le processus de réconciliation avec les Premières Nations, les Métis et les Inuits, lancé après la publication du rapport de la Commission de vérité et de réconciliation sur les pensionnats autochtones, est aujourd'hui au point mort.

L'éviction de la députée et le refus de lui présenter des excuses ne sont pas les seuls pavés lancés par le gouvernement Trudeau sur le processus de guérison, croit-il. L'arrestation musclée au cours de l'hiver de dizaines de membres des Premières Nations, dont plusieurs aînés, qui s'opposaient à un oléoduc de gaz naturel pendant que le premier ministre skiait à Whistler a aussi été reçue comme une gifle au visage. « Jusqu'à maintenant, la réconciliation, ç'a été beaucoup de mots et pas beaucoup d'actions. Si Jody devenait première ministre, ce serait vraiment inspirant. Et ce serait le symbole d'une véritable réconciliation », dit le grand chef.

Comprendre Jody Wilson-Raybould

Scotchés à la télévision, les étudiants de John Borrows, professeur de droit à l'Université de Victoria, passent au peigne fin les interventions publiques de Jody Wilson-Raybould sur l'affaire SNC-Lavalin. « Nous avons notamment analysé ligne par ligne son témoignage [devant le comité permanent de la justice] avec deux lorgnettes », soit celles du « common law » canadien-anglais et du droit autochtone, explique le professeur, qui a mis sur pied le premier programme universitaire enseignant les deux traditions juridiques.

Selon l'expert, pour bien comprendre Jody Wilson-Raybould, il faut comprendre d'où elle vient. L'avocate, diplômée en droit de l'Université de Colombie-Britannique, a aussi grandi dans la tradition de la Nation we wai kai et est toujours restée fidèle aux valeurs de la « Grande Maison ». « C'est une structure à la fois sociale, politique et économique qui guide la manière dont vous menez votre vie », explique John Borrows.

La grand-mère de Jody Wilson-Raybould, la grande chef Ethel Pearson, lui a donné le nom de Puglaas, qui signifie « femme intègre » ou « femme née de nobles gens ». «  Son nom est très significatif, explique John Borrows. Il signifie qu'elle doit vivre sa vie dans l'honnêteté. Quand elle était ministre de la Justice, elle devait concilier son rôle au sein du caucus libéral et les règles de la Grande Maison », explique-t-il.

Les autochtones en chiffres

Au Canada

1,7 million soit 4,9 % de la population

En Colombie-Britannique

271 000 soit 6 % de la population

Au Québec

183 000 soit 2,3 % de la population

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le grand chef Stewart Phillip, président de l'Union des chefs indiens de Colombie-Britannique