Rahaf Mohammed al-Qunun avait planifié sa fuite. La jeune Saoudienne qui vient d'obtenir l'asile au Canada voulait échapper depuis longtemps à sa famille abusive. Elle espérait rejoindre en Australie des amis virtuels qu'elle avait réussi à contacter par l'entremise des réseaux sociaux. Mais compte tenu des lois saoudiennes qui soumettent toutes les femmes à l'autorité d'un tuteur, il lui aurait été impossible de quitter son pays sans la permission de son père.

C'est quand elle a su que sa famille planifiait des vacances au Koweït que la jeune femme de 18 ans a décidé de mettre son plan en marche, a révélé le représentant du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Ottawa, Jean-Nicolas Beuze, qui a pu s'entretenir avec elle hier, au lendemain de son arrivée à Toronto.

« Rahaf est très déterminée, et elle est consciente qu'elle a eu beaucoup de chance. Des histoires semblables avec la même visibilité médiatique ont malgré tout mal tourné », a confié M. Beuze à l'issue de la rencontre.

Rahaf Mohammed al-Qunun ne s'est pas étendue avec lui sur la situation familiale qu'elle a voulu fuir. Maintenant qu'elle se trouve en sécurité, elle veut retourner le plus vite à l'anonymat, a ajouté le représentant du HCR. Demain matin, la jeune Saoudienne rencontrera les médias pour lire une déclaration, et espère qu'elle pourra ensuite échapper aux projecteurs.

« Rahaf ne s'attendait pas à notre météo »

La jeune réfugiée est arrivée à Toronto samedi, après avoir passé une semaine à l'aéroport de Bangkok, détenue par les autorités thaïlandaises. Au départ du Koweït, elle s'attendait à ce que sa cavale la conduise en Australie. C'est pourquoi elle ne portait qu'une robe sur ses jambes nues lorsqu'elle a débarqué à l'aéroport Pearson, précise Mario J. Calla, directeur général de COSTI, organisation humanitaire venant en aide aux réfugiés qui a pris la jeune voyageuse sous son aile.

« Rahaf ne s'attendait pas à notre météo, la première chose que notre personnel a faite, ç'a été de l'amener acheter un pantalon et des vêtements chauds. »

M. Calla a rencontré Rahaf Mohammed al-Qunun samedi. Elle l'a frappé comme « une jeune femme intelligente et heureuse de se trouver au Canada ».

« Sa première préoccupation a été de demander comment elle allait pouvoir payer pour son logement ; elle a aussi exprimé le désir d'apprendre rapidement l'anglais, de commencer des études en génie civil et de pratiquer les loisirs qu'elle n'avait pas le droit de pratiquer chez elle », a-t-il relaté en entrevue téléphonique, hier.

COSTI a logé la jeune femme dans une structure d'hébergement temporaire tenue secrète et surveillée par des gardiens, pour assurer sa protection.

Course contre la montre

La jeune femme avait lancé un appel à l'aide sur Twitter depuis son hôtel de l'aéroport de Bangkok, où elle est arrivée le 6 janvier. Elle y a affirmé être victime d'agressions physiques et psychologiques de la part de sa famille, et vouloir rompre avec l'islam, affirmation publique qui mettait sa vie en danger.

Sa demande d'asile a donné lieu à une véritable course contre la montre, relate Gisèle Nyembwe, porte-parole du bureau canadien du HCR.

La Thaïlande n'ayant pas ratifié la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, elle n'avait aucune obligation légale à l'endroit de Rahaf Mohammed al-Qunun et aurait pu la renvoyer en Arabie saoudite, sous la pression de Riyad. Le père et le frère de la jeune femme avaient déjà rejoint Bangkok, où la jeune femme a refusé de les rencontrer.

Assistée dans un premier temps par Human Rights Watch, la jeune Saoudienne a obtenu que le HCR la reconnaisse comme réfugiée. Il ne restait plus qu'à lui trouver un pays d'accueil. Il n'y avait pas de temps à perdre, et c'est le Canada qui s'est montré le plus rapide.

« La vitesse a été l'élément déterminant dans cette histoire », souligne Gisèle Nyembwe.

Avec toute l'attention internationale suscitée par son odyssée, la jeune femme devait d'abord « rassembler ses pensées » et commencer à marquer ses repères dans sa nouvelle vie, explique Mario J. Calla. Dans les jours qui viennent, COSTI l'aidera aussi à ouvrir un compte en banque et à s'inscrire à l'assurance maladie, par exemple.

M. Calla souligne que la jeune Saoudienne fait face à d'énormes défis. « Elle n'a que 18 ans et elle a laissé derrière elle sa famille et sa culture, elle risque d'avoir des pensées ambivalentes face à ce qu'elle a perdu, tout en se sentant excitée devant les portes qui s'ouvrent maintenant devant elle. »

Premier test post-Khashoggi

Aux yeux de Riyad, le sauvetage de Rahaf Mohammed al-Qunun sera perçu comme une « provocation » canadienne, estime Thomas Juneau, spécialiste de l'Arabie saoudite à l'Université d'Ottawa.

Mais selon lui, cela ne signifie pas automatiquement qu'il entraînera une nouvelle dégradation des relations entre Riyad et Ottawa.

Celles-ci ont déjà pris un gros coup de froid quand l'ambassadeur du Canada à Riyad s'est fait montrer la porte, en août 2018, après que la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, eut dénoncé l'arrestation de plusieurs militantes des droits des femmes en Arabie saoudite.

En novembre, Ottawa a imposé des sanctions économiques à une quinzaine de Saoudiens à la suite du meurtre sordide du journaliste Jamal Khashoggi, qui avait été tué et démembré au consulat d'Arabie saoudite à Istanbul.

Le sauvetage de Rahaf Mohammed al-Qunun constitue le premier test des relations entre les deux pays depuis cet assassinat qui avait choqué la planète, note Thomas Juneau. Selon lui, l'entourage de l'impétueux prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) tentera probablement de le convaincre de ne pas faire de vagues pour ne pas attirer de nouvelles critiques sur le royaume.

MBS l'écoutera-t-il ? « Ça, c'est imprévisible », répond le spécialiste.

L'ex-ambassadeur du Canada à Riyad Dennis Horak a déclaré quant à lui à Global News que le Canada avait bien fait d'ouvrir ses bras à la jeune Saoudienne. Mais qu'il était maintenant important de maintenir les lignes de communication avec l'Arabie saoudite ouvertes.