Le flux de demandeurs d'asile qui empruntent le chemin Roxham, en Montérégie, a légèrement ralenti cette année, mais Susan Heller, qui vit à proximité du passage clandestin le plus fréquenté du pays, sait très bien que le vent peut tourner rapidement.

La ferme de Mme Heller, située dans le rang Roxham, à Saint-Bernard-de-Lacolle, n'est pas bien loin du fossé tenant lieu de frontière américaine qui a tant attiré l'attention de la communauté internationale avec ses milliers de passages clandestins depuis deux ans. Elle est bénévole au sein de l'organisme Bridges not Borders (Des ponts plutôt que des murs), un regroupement de citoyens de la région qui tentent d'aider ces migrants.

Chaque dimanche, quelques membres du groupe se rendent du côté américain de la frontière, à Champlain, dans l'État de New York, pour distribuer de l'eau en été, et des vêtements chauds en hiver, à la dizaine de demandeurs d'asile qui s'apprêtent à traverser à pied. Les bénévoles québécois saluent de la main les taxis et les navettes qui viennent déposer ces migrants avant qu'ils ne traversent la frontière et soient emmenés dans un bâtiment temporaire construit cette année par la Gendarmerie royale canadienne (GRC). Des bénévoles américains assurent le service les six autres jours de la semaine.

« Nous avons, disons, trente secondes pour leur souhaiter la bienvenue », raconte Mme Heller, qui vit depuis 51 ans sur ce fameux chemin Roxham, à environ un kilomètre de la frontière. « Ils sont très stressés parce que c'est le dernier obstacle avant d'arriver au Canada, alors ils ne nous écoutent pas vraiment [...] Nous leur disons surtout que ça va bien se passer. »

Ce segment de petite route rurale, jadis tout à fait paisible, est devenu aujourd'hui l'expression d'un débat de plus en plus intense sur l'immigration en général, au Québec et dans tout le pays.

Le nouveau premier ministre François Legault, chef de la Coalition avenir Québec (CAQ), qualifiait cette frontière en 2017 de « passoire ». En avril dernier, Jean-François Lisée, alors chef du Parti québécois, a proposé, mi-figue mi-raisin, d'y ériger une clôture. La plateforme électorale de la CAQ prévoit une réduction de 20 % des seuils d'immigration au Québec, y compris pour les réfugiés.

Un enjeu électoral

Paul Clarke, directeur d'Action réfugiés Montréal, estime que la rhétorique entourant les nouveaux arrivants deviendra probablement plus enflammée à l'approche des élections fédérales d'octobre. « Je pense que beaucoup de gens vont dire beaucoup de choses - et ce sont parfois les opinions extrêmes qui obtiennent le plus de couvertures », a-t-il soutenu. « Il est important d'analyser ce dossier à la lumière des droits de la personne, et nous rappeler que ces gens laissent derrière eux une situation difficile. »

L'afflux de migrants qui traversent la frontière de façon irrégulière depuis deux ans a entraîné un arriéré de demandes d'asile à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ; le délai d'attente pour le traitement d'une demande atteint maintenant près de deux ans. M. Clarke demande d'ailleurs au gouvernement fédéral d'augmenter les ressources pour accélérer le processus.

Le premier ministre Justin Trudeau a promis 173 millions pour améliorer la sécurité à la frontière et réduire le temps nécessaire au traitement des demandes d'asile. Le gouvernement fédéral a aussi annoncé récemment une indemnisation de 2500 $ à 25 000 $ pour les citoyens qui vivent près du « passage Roxham ».

En 2017, plus de 90 % des 20 593 migrants entrés au Canada de façon irrégulière étaient passés par ce chemin Roxham ; cette année, ce taux dépasse jusqu'ici les 95 %. Les derniers chiffres révèlent par contre une baisse du nombre d'entrées en novembre un peu partout au Canada : 1019 personnes ont été appréhendées par la GRC, soit le chiffre le plus bas depuis juin 2017, et en baisse de 37 % comparativement à novembre l'an dernier.

Africains et Sud-Américains

Francine Dupuis est porte-parole du Programme régional d'accueil et d'intégration des demandeurs d'asile, mieux connu sous le nom de PRAIDA, qui offre depuis plus de cinquante ans des services médicaux et sociaux aux demandeurs d'asile. Mme Dupuis remarque elle aussi que le nombre de passages s'est stabilisé au cours des derniers mois. Selon elle, la majorité de ces migrants se trouvent du travail, leurs enfants vont à l'école et PRAIDA n'entend plus jamais parler d'eux.

Mme Dupuis a par ailleurs constaté cette année que les Nigérians représentaient le plus important contingent, mais que leur nombre s'était récemment stabilisé. Les migrants originaires d'autres pays africains touchés par des conflits, de même que les Sud-Américains, sont surreprésentés parmi les personnes entrées de façon irrégulière, a-t-elle remarqué.

Au début de ce flux migratoire soudain, de nombreux demandeurs d'asile restaient au Québec, mais aujourd'hui, ceux qui ne parlent pas déjà français ou qui ne veulent pas l'apprendre ont tendance à se diriger vers l'Ontario, qui a eu ses propres problèmes à gérer et qui demande également une indemnisation fédérale, comme le Québec.

Mme Dupuis signale que l'Ontario ne dispose pas des mêmes structures d'accueil que le Québec, et que la province devra développer ses propres services. « Si vous ne les recevez pas bien, vous aurez des problèmes après, car ces migrants s'intègrent beaucoup mieux si vous facilitez leur entrée au pays. »