Le 7 juillet 2017, un avion d'Air Canada en provenance de Toronto est venu à trois mètres près de causer, lors de son atterrissage à San Francisco, ce qui aurait pu devenir la pire catastrophe aérienne de l'histoire. Voici le récit d'une succession de petites erreurs qui ont bien failli coûter des centaines de vies.

Petites erreurs à la chaîne

Il est 23 h 56 quand le vol AC 759 d'Air Canada, piloté par Dimitrios Kisses et son premier officier Matthew Dampier, tente de se poser à San Francisco.

Il fait noir, bien sûr, et le tarmac de l'aéroport est éclairé comme il se doit. Mais pour des raisons qui, même après une enquête méticuleuse du National Transportation Safety Board (NTSB) américain, restent nébuleuses, l'Airbus A320 d'Air Canada tente de se poser sur une voie de circulation parallèle à la piste d'atterrissage 28R qui lui était assignée.

Quatre avions attendent sur cette voie de circulation qu'on leur donne la permission d'utiliser la piste 28R pour décoller. L'avion d'Air Canada est à une altitude d'à peine 100 pi quand il survole le premier. Constatant leur erreur, les pilotes canadiens remettent les gaz et reprennent de l'altitude, mais pas avant d'en survoler un deuxième d'à peine 10 pi.

Comment en sont-ils arrivés là ?

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Quand ils se rencontrent à la porte d'embarquement de l'aéroport de Toronto, le pilote Dimitrios Kisses et le premier officier Matthew Dampier reçoivent un document de 27 pages contenant une foule de renseignements sur, entre autres, l'itinéraire et la météo pour le vol AC 759, qu'ils doivent conclure à l'aéroport de San Francisco.

Quelque part au coeur de cet amas d'information, à la page 8 plus précisément, se trouve un renseignement qu'aucun des deux pilotes n'affirmera plus tard avoir remarqué : la piste 28L sera fermée à compter de 23 h.

L'aéroport de San Francisco compte quatre pistes. Comme le laisse supposer leur désignation, les pistes 28L et 28R sont parallèles, la première étant située à gauche de la deuxième.

L'information paraît anodine. Quelques semaines après l'événement, M. Kisses affirmera que les deux pilotes ont discuté de cette fermeture, mais ont choisi de l'ignorer puisque leur vol devait arriver avant l'heure de fermeture.

En vérité, l'horaire prévoit une arrivée à 23 h 03. Leur avion quittera finalement la porte d'embarquement avec 30 minutes de retard et s'élancera 49 minutes plus tard que prévu.

La piste 28L sera bel et bien fermée à leur arrivée, et ce ne sera pas anodin.

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À peu près rien, dans le vol qu'il s'apprête à diriger, ne sort de l'ordinaire pour le capitaine Dimitrios Kisses.

Âgé de 55 ans, il pilote des A320 d'Airbus depuis 2007. Il a accumulé plus de 20 000 heures de vol, dont plus de 7000 sur ce modèle. Il s'est déjà posé à San Francisco « plusieurs fois », affirme-t-il aux enquêteurs, dont une ou deux fois au cours des quatre derniers mois.

La veille de l'événement, le 6 juillet, son horaire prévoit qu'il est de garde. Il se réveille vers 8 h. On fait finalement appel à lui pour un vol aller-retour entre Toronto et New York. Il termine son quart de travail à 23 h 13, prend le train jusqu'au stationnement de l'aéroport, puis conduit jusqu'à la maison. Il ferme l'oeil entre 2 h et 3 h du matin.

Le 7 juillet, sa période de garde ne débute qu'à 11 h 13 (12 heures après la fin de son quart précédent), mais il est debout dès 7 h 45, avec à peine 5 heures de sommeil dans le corps.

On l'appelle finalement peu avant midi pour lui assigner un vol vers San Francisco. Il se présente au travail à 19 h 40, sans avoir fait de sieste. Il y a déjà 12 heures qu'il est éveillé. Sept heures le séparent encore de son arrivée prévue.

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Le premier officier Matthew Dampier était lui aussi en territoire connu en cette fin de soirée du 7 juillet. Quarante-huit heures plus tôt, presque exactement, il s'était posé au même endroit, cette fois en tenant les manettes. Il faisait tout aussi noir, mais les lumières de la piste 28L n'avaient pas encore été éteintes.

Il est de retour à Toronto le matin même de l'événement, à 0 h 30. Il s'endort à 3 h et se réveille vers 9 h. Avant de se présenter à l'aéroport de Toronto à 19 h 10 pour un autre vol vers San Francisco, il a pris le temps de faire une sieste de 90 minutes. Il en est à un peu plus de 12 heures d'éveil au moment de l'événement.

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Minuit est passé. Les deux pilotes voient sur leur radar poindre une imposante ligne d'orages.

Passer au-dessus n'est pas une option, puisqu'elle semble s'étendre jusqu'à 40 000 pi et plus. La contourner ? Le détour les aurait menés « jusqu'au Texas », estime le capitaine Kisses.

Son copilote et lui trouvent un « point faible » de la ligne, au travers duquel ils pourront s'engouffrer. Ce trou n'est toutefois large que d'une vingtaine de kilomètres, ce qui rend la navigation stressante. Il leur faudra environ 15 minutes pour s'en extirper.

Le stress retombe d'un cran. Mais les longues heures d'éveil, elles, commencent à exiger leur dû. Les deux pilotes admettent qu'à compter de ce moment, vers 0 h 45, ils ressentent pleinement les effets de la fatigue.

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Deux heures sans histoire s'écoulent encore. Il est dorénavant 23 h 27, heure de San Francisco (2 h 37 heure de l'Est).

Six minutes plus tôt, MM. Kisses et Dampier ont reçu, comme c'est l'habitude, un avis de huit lignes presque exclusivement composé d'abréviations et entièrement en majuscules les informant de différentes conditions liées à l'atterrissage.

Quelques lettres, à la fin de la deuxième ligne, ont de nouveau échappé à leur attention : « RWYS 28L, 10R CLSD ». La piste 28L - qui porte le nom 10R quand on arrive de l'ouest plutôt que de l'est - est fermée.

Document fourni par le NTSB

Page 8 du document consulté par le pilote Dimitrios Kisses et le premier officier Matthew Dampier avant le vol AC 759. Il y est indiqué que la piste 28L sera fermée à compter de 23 h.

Le vol AC 759 est à 36 000 pi d'altitude et amorce sa descente. Les pilotes s'attendent à voir dans quelques minutes deux pistes parallèles bien éclairées et à devoir se poser sur celle de droite.

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Il y a un monde de différence entre l'éclairage réservé à la piste 28R et celui de la voie de circulation C, qui la longe du côté droit. Assez pour croire que c'est impossible de se tromper.

Une vidéo tournée par un pilote amateur en 2015 permet d'ailleurs de bien voir l'immense différence d'éclairage entre la piste 28R, sur laquelle il est aligné, et la voie de circulation C, à droite, pour laquelle on ne voit à peu près que la ligne centrale verte.

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Partout où se pose un Airbus A320 d'Air Canada, son système d'atterrissage aux instruments (ILS) se synchronise automatiquement à la bonne fréquence pour être capable de servir de référence aux pilotes, même s'ils utilisent une approche à vue.

Partout... sauf pour la piste 28R de l'aéroport de San Francisco, avec l'approche baptisée « Visual Bridge », soit exactement celle à laquelle est assigné le vol 759.

Les pilotes d'Air Canada disposent d'une carte d'approche pour Visual Bridge, comme pour toutes les autres. Celle-ci fait deux pages et contient les informations pertinentes.

À ce moment, Air Canada vient de convertir ses pilotes du papier aux tablettes. Sur papier, le premier officier Dampier a l'habitude d'encercler les informations importantes. Il ne peut le faire sur sa tablette. Air Canada a depuis modifié son application pour permettre d'annoter les documents.

Au milieu d'une ligne au milieu d'un paragraphe situé au milieu de la deuxième page de la carte - ce qui n'est « pas un endroit optimal pour attirer l'attention des pilotes », juge le NTSB - se trouve une consigne importante : « syntonisez l'ILS ».

Peu habitué à le faire, parce que c'est le seul cas où il doit le faire à la main, le copilote Dampier saute cette étape. Le capitaine Kisses, qui doit normalement confirmer que son premier officier a entré les bonnes données dans l'ordinateur de bord, ne remarque pas non plus cet oubli.

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Entre le moment où les lumières se sont éteintes sur la piste 28L, à 23 h 12, et celui de l'événement, à 23 h 56, neuf avions se sont posés sur la piste 28R à laquelle était assigné le vol AC 759 et ont suivi la même approche. Tous se sont posés sans heurts, du moins à première vue.

Le capitaine Alan Leon Bedsole et le premier officier Matthew R. McGath étaient aux commandes du vol 521 de Delta Air Lines. Leur Boeing 737 s'est posé sur la piste 28R quatre minutes avant l'événement.

Eux non plus n'étaient pas au courant, durant leur approche, que la piste 28L était fermée. Et bien qu'ils se soient finalement posés au bon endroit, ils ont douté. C'est en se tournant vers leurs instruments, qui étaient bien synchronisés contrairement à ceux de l'avion d'Air Canada, qu'ils ont pu se rassurer.

« Des avions étaient alignés sur la voie de circulation en attente de décoller et cela m'a fait me demander si j'étais aligné sur la bonne piste », a écrit le capitaine Bedsole dans un mémo adressé à ses supérieurs une semaine après l'événement.

« Ces avions étaient arrêtés et leurs phares de roulage étaient éteints, ce qui aidait à créer l'illusion que la voie de circulation C était en fait la piste 28R. [...] Nous étions dans une approche visuelle plutôt qu'une approche au radar de précision, cela m'a aussi fait me demander si nous étions alignés sur la piste 28R. Nous avons pu le confirmer grâce à la navigation transversale durant l'approche finale. J'étais prêt à remettre les gaz si je n'arrivais pas à confirmer sur quelle piste nous allions nous poser. Ç'a été confirmé quand j'ai vu le "28R" peint sur la piste. »

Document fourni par le NTSB

Avis reçu par le pilote Dimitrios Kisses et le premier officier Matthew Dampier pendant le vol AC 759.

Document fourni par le NTSB

Différence entre l'éclairage réservé à la piste 28R et celui de la voie de circulation C.

Le canada doit mieux gérer la fatigue

Au moment de l'approche ratée à l'aéroport de San Francisco, le pilote du vol 759 d'Air Canada en était à presque 19 heures d'éveil. L'une des principales conclusions des enquêteurs américains qui se sont penchés sur cet événement vise les règles canadiennes en matière de gestion de la fatigue des pilotes.

« La réglementation canadienne actuelle ne fournit pas, en certaines circonstances, un repos suffisant aux pilotes de réserve, ce qui peut faire en sorte que ces pilotes volent en état de fatigue au moment où leur rythme circadien est à son plus bas », écrivent les enquêteurs du National Transportation Safety Board (NTSB) américain dans leur rapport.

Le gouvernement canadien semble lui aussi d'avis que sa réglementation sur la fatigue a besoin d'une mise à jour.

Dans un projet de règlement présenté à peine six jours avant l'événement de San Francisco, en juillet 2017, il explique que son règlement actuel « repose sur un modèle très élémentaire » et que le pays « doit modifier ses règlements de manière à se conformer aux normes de l'OACI et à tenir compte des principes scientifiques sur la fatigue ».

Or c'est justement un manquement envers la science qui est le principal reproche de la Coalition pour un ciel plus sûr, un regroupement syndical qui affirme représenter 9000 pilotes canadiens, envers la proposition de 2017.

« Ils sont complètement à côté de la track », affirme le commandant Daniel Cadieux, président du comité de la Sécurité de vol à l'Association des pilotes d'Air Canada.

« Ils suivent seulement une partie de la science. Ils limitent le temps de vol à 10 h 30 min la nuit, alors que la NASA dit 8 h 30 min et que les États-Unis ont été encore plus stricts, à 8 h. »

En ce qui a trait aux pilotes qui sont « en réserve », ou sur appel, la loi canadienne ne leur garantit qu'une période de repos de 8 heures par période de 24 heures, contre 10 heures au sud de la frontière.

« Le Canada est dans les pays les plus permissifs, sinon le plus permissif pour les heures de vol, estime M. Cadieux. Avec l'Inde et le Bangladesh, nous sommes les trois seuls pays qui permettent plus de 112 heures de vol par mois. C'est 118 pour le Canada. Les deux autres sont quand même plus restrictifs, ce serait difficile concrètement de se rendre là. »

Transports Canada a mené des consultations à la suite de la publication du projet de règlement de juillet 2017. Une nouvelle version devrait éventuellement être proposée, mais aucun échéancier n'a été communiqué.

Par courriel, une porte-parole de Transports Canada a indiqué que la nouvelle réglementation « sera harmonisée avec celles des États-Unis et de l'Europe ainsi qu'avec les normes internationales ».

L'incident décortiqué, minute par minute

23:53:28

Le capitaine Kisses désactive le système de pilotage automatique une minute avant la limite imposée par Air Canada pour cette approche. L'avion est alors à 1300 pieds d'altitude. M. Dampier, lui, est trop occupé pour regarder par la fenêtre. Il doit fouiller dans sa documentation pour entrer dans le système l'altitude et le cap vers lequel se diriger en cas d'approche ratée et placer le curseur de cap.

23:54:28

Tout au long de l'approche, l'avion suit des points de cheminement qui le guident vers la piste, un peu comme un dessin pour enfants où il faut « relier les points ». Le vol AC 759 franchit le dernier de ces points à une altitude de 1100 pieds. Comme prévu, le capitaine Kisses effectue alors un virage vers la droite à 14 degrés. Sauf qu'il pointe son nez vers la voie de circulation C plutôt que vers la piste 28R.

23:55:45

L'A320 d'Air Canada est à peine à 300 pieds d'altitude. Ses lumières sont bien visibles sur la vidéo de surveillance de l'aéroport. Le capitaine Kisses commence à douter. « Tour de contrôle, juste pour confirmer, ici Air Canada 759, nous voyons des lumières sur la piste, pouvez-vous confirmer que nous pouvons atterrir ? », demande le capitaine Kisses.

23:55:52

Le contrôleur vient justement de balayer la piste du regard. Il le refait rapidement et jette un oeil à ses instruments. Ceux-ci lui montrent que l'appareil est un peu à droite du centre de la piste 28R, mais ce n'est pas complètement anormal à ce stade-ci. L'avion est descendu à 200 pieds d'altitude et n'est plus qu'à 700 mètres du terrain de l'aéroport quand il confirme que la piste est dégagée.

23:55:58

L'équipage confirme avoir reçu l'information que la piste est dégagée. Le vol AC 759 vient de disparaître de l'écran du radar de surface du contrôleur, puisque sa trajectoire anormale le place en dehors du « cône » couvert. C'est une première pour le contrôleur, mais il ne s'en formalise pas, puisqu'il voit bien, par sa fenêtre, que l'avion est là. En revanche, de sa position, il est à peu près impossible de juger s'il est bien aligné.

23:55:59

« Où est-ce que ce gars-là s'en va ? » Sans s'identifier, le capitaine du premier avion en file sur la voie de circulation C, le vol 1 de United Airlines, lance l'alarme sur les ondes radio.

23:56:03

Quatre secondes plus tard, l'avion d'Air Canada survole celui de United Airlines à une altitude d'à peine 100 pieds. « Il est sur la voie de circulation ! », ajoute sur les ondes le capitaine de cet avion. Le capitaine du deuxième appareil allume ses phares pour signaler sa présence.

23:56:05

Le capitaine Kisses remet les gaz en vue de reprendre de l'altitude, une manoeuvre appelée « go around » dans le jargon aéronautique. La puissance moteur passe de 57 % à 94 %, montrent les enregistrements de vol. L'avion est alors à peine à 89 pieds d'altitude. « Quelque chose clochait, c'était de mauvaise augure », expliquera par la suite le pilote (« Things were not adding up », « ...did not look good »)

23:56:07

Malgré la remise des gaz, l'avion a continué de descendre. Il atteint à ce moment son point le plus bas, à 60 pieds d'altitude. La queue de l'avion sous lui, un A340 d'Airbus, culmine à 55 pieds. Selon les enquêteurs, il y avait à peine de 10 à 20 pieds (de 3 à 6 mètres) de dégagement entre les deux appareils.

23:56:08

L'avion commence à regagner de l'altitude. Selon ses déclarations, le capitaine Kisses ignore à ce moment-là qu'il a survolé d'autres avions. Il ne l'apprendra que trois jours plus tard, lors d'une rencontre avec son patron, à Toronto. Il croyait aussi ne pas être descendu plus bas que 400 pieds. L'ordre de la tour de contrôle d'effectuer un « go around » vient une seconde plus tard, alors que tout est déjà joué.