Même si le troupeau de caribous de la rivière George dans l'Ungava est dans une phase critique de son déclin, des autochtones de plusieurs nations ont poursuivi la chasse cet hiver, a appris La Presse, en dépit d'une entente de protection volontaire qualifiée d'historique signée par sept d'entre elles en octobre dernier.

La situation a même incité Johannes Jame, grand chef de la nation inuite nunatsiavut du Labrador, à dénoncer publiquement à la fin de janvier l'attitude des chasseurs. Il a accusé les Innus du Labrador d'avoir trahi l'entente, de manquer de respect envers les autres nations autochtones qui ont traditionnellement compté sur ce troupeau pour leur subsistance et de mettre en péril la survie même de la harde. M. Jame a affirmé que les membres de la Innu Nation avaient abattu des caribous cet hiver et qu'ils avaient l'intention de poursuivre la chasse même si elle est officiellement interdite.

Plus récemment, les Naskapis de Kawawachikamach, près de Schefferville, des signataires de l'entente, ont abattu une quarantaine de bêtes, alors que les Innus de Matimekosh-Lac John, établis à Schefferville, en ont aussi tué une soixantaine, dont plusieurs femelles. Le grand chef de Matimekosh, Tshani Ambroise, a indiqué à La Presse que tous les caribous abattus avaient été distribués parmi les membres de la communauté. 

« Il n'y a eu aucune perte, même les os et les peaux ont été récupérés. D'ailleurs, la nation innue de Matimekosh n'était pas partie prenante à l'entente. Le nombre de bêtes allouées à chaque nation n'a jamais été établi. »

Pour sa part, Steeve Côté, professeur titulaire à l'Université Laval et directeur du groupe de recherche Caribou Ungava, a été renversé d'apprendre que les autochtones de la région avaient chassé le caribou cette saison. « Pourtant, ce sont justement eux les premiers touchés par le déclin », déplore-t-il.

UN DÉCLIN TRÈS RAPIDE

Il existe deux troupeaux de caribous migrateurs au Québec : celui de la rivière aux Feuilles qui compte près de 209 000 têtes, selon l'inventaire réalisé l'automne dernier, et celui de la rivière George, plus à l'est, qui vit un déclin dramatique depuis plusieurs années. 

Considérée dans les années 90 comme le plus important troupeau au monde avec ses 800 000 têtes, la harde de la rivière George ne comptait plus que 400 000 bêtes en 2000. Mais on en dénombrait à peine 74 000 dix ans plus tard et 8900 lors de l'inventaire réalisé en 2016, un précédent historique, selon certains biologistes.

Les causes du déclin sont attribuables en partie à la dégradation de l'habitat en raison d'une surpopulation, à la prédation et à la chasse excessive. Par exemple, le lichen prisé par le caribou met plusieurs décennies à se régénérer après avoir été brouté. Si l'habitat semble actuellement s'améliorer en raison de la réduction du nombre de caribous, la chasse autochtone se poursuit toujours, même si le troupeau est officiellement protégé depuis 2012 au Québec et 2013 au Labrador.

AUCUNE DONNÉE 

La chasse sportive du caribou de la rivière aux Feuilles a pris fin jusqu'à nouvel ordre le 1er février dernier à la suite d'une demande répétée des autochtones. Ce troupeau, qui a jadis dépassé les 600 000 têtes au tournant du siècle, ne comptait plus que 430 000 bêtes en 2011 et deux fois moins l'an dernier. Selon les chiffres du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, les amateurs de chasse ont abattu autour de 76 000 caribous au cours des 10 dernières années, surtout l'hiver. « Mais il a toujours été impossible de savoir combien les autochtones en avaient tué lors de leur chasse de subsistance, indique le chercheur Steeve Côté. Si on parle parfois de 10 000 têtes par année, ces chiffres n'ont aucun fondement, faute d'un inventaire rigoureux de leur part. Dans ces circonstances, le suivi du troupeau reste très difficile. »

La situation est identique chez les nations qui s'approvisionnent à même la harde de la rivière George. M. Côté explique par ailleurs que chaque communauté est indépendante l'une de l'autre et qu'il n'est pas dans leur tradition de compiler leur tableau de chasse, à plus forte raison à la grandeur du Québec ou du Labrador. Pourtant, avec des données précises, on pourrait en arriver à une gestion qui tienne compte de leurs traditions et de l'évolution de l'animal, croit-il. Une expérience récente a démontré, par exemple, qu'on pourrait se permettre une ponction de 1 % du troupeau de la rivière George, mais seulement des mâles, insiste-t-il, sans accélérer le déclin. À la fin de janvier, la Innu Nation du Labrador déclarait toutefois à Radio-Canada que ce 1 % ne suffirait pas à satisfaire ses deux communautés.

ENTENTE HISTORIQUE

Signée en octobre dernier à Montréal, l'entente de la Table ronde autochtone du caribou de la péninsule d'Ungava jette les bases d'une gestion à long terme du migrateur afin de sauvegarder l'espèce.

Qualifiée d'historique par les signataires et plusieurs groupes écologistes, l'entente d'une soixantaine de pages a été entérinée par les nations inuites du Québec et du Labrador, la nation crie, la nation naskapie et les nations innues du Québec et du Labrador, qui représentent globalement environ 60 000 personnes. Le document très étoffé explique la relation traditionnelle de chaque signataire avec le caribou et suggère des normes d'exploitation précises. Par exemple, la chasse par les non-autochtones serait permise seulement si les troupeaux dépassent les 300 000 bêtes. En cas de déclin majeur, la récolte devrait se limiter aux seuls autochtones et ne pas dépasser 1 à 2 % des effectifs. Il faudrait alors déclarer tous les abattages et instaurer un partage de la viande entre les communautés. 

Les porte-parole de la nation innue, de la nation naskapie, de la Innu Nation et de l'Assemblée des Premières Nations n'ont pas répondu à nos demandes d'entrevue.

UN RÉPIT EN 2017

Le déclin du caribou a connu un répit l'an dernier en raison notamment d'une météo favorable. Selon des chiffres publiés le 21 février, le troupeau de la rivière aux Feuilles a augmenté de 28 000 têtes, passant à 209 000. En 2017, le taux de survie des jeunes a été excellent, indique Vincent Brodeur, biologiste responsable du caribou au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. « Normalement, la fraîcheur réduit le nombre d'insectes piqueurs. Le sang prélevé par les insectes affaiblit dangereusement les jeunes. Harcelés, mères et petits doivent se déplacer sans cesse et les femelles allaitent moins bien », explique-t-il. Le nombre de mâles reste toutefois insuffisant, ce qui pose un problème de régénération, même s'ils sont polygames. Le troupeau de la rivière George aurait aussi profité de ce répit, mais on ne dispose actuellement d'aucune donnée.

LE CARIBOU AU QUÉBEC

CARIBOU MIGRATEUR 

220 000 têtes, presque toujours en mouvement, dans le Nord québécois et au Labrador

CARIBOU MONTAGNARD 

moins de 100 en Gaspésie, environ 700 dans les monts Torngat (Québec-Labrador)

CARIBOU FORESTIER 

Entre 6000 et 10 000, en forêt boréale, dans une bande de 500 km, de la baie James à la Côte-Nord. Québec a décrété une aire de protection de 10 000 km2 en novembre 2017.

Environ 70 têtes dans Charlevoix. Réintroduit dans les années 60 et 70.

HARDE DE VAL-D'OR

18 bêtes. Québec a refusé récemment de restaurer l'habitat en raison des coûts jugés prohibitifs. Le troupeau serait condamné à disparaître.

Photo Yan Doublet, archives Le Soleil

Steeve Côté, directeur du groupe de recherche Caribou Ungava à l'Université Laval