À la fois femmes et djihadistes. Pourquoi des Québécoises décident-elles de tout abandonner et de partir en Syrie rejoindre des groupes djihadistes aux yeux de qui elles  n'ont pratiquement pas de droits ? Une étude dévoilée hier par le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence et le Conseil du statut de la femme ouvre une rare fenêtre sur ce qui se passe vraiment dans la tête des adolescentes radicalisées.

COMBIEN SONT PARTIES ?

Entre trois et sept Québécoises auraient rejoint la Syrie depuis 2013, selon l'estimation des experts. À l'échelle internationale, on estime que les femmes représenteraient environ de 10 à 15 % du total des ressortissants occidentaux ayant rejoint la Syrie.

Les chiffres pour le Québec ne tiennent pas compte des femmes qui ont tenté de quitter le pays et qui ont été stoppées en chemin ou qui ont changé d'idée avant de partir. Le rapport de les dénombre pas. « En raison de la dimension clandestine du phénomène, il demeure difficile d'indiquer très précisément le nombre de Québécoises ayant rejoint la Syrie ou tentées de le faire depuis le début du conflit sur place », lit-on. Selon les informations récoltées par La Presse au fil de nos enquêtes, au moins quatre jeunes femmes ont été interceptées avant leur départ, dont Sabrine Djermane, cette ex-élève du cégep Maisonneuve qui attend son procès à Montréal.

PAS DES VICTIMES

Non, ce n'est pas simplement parce qu'elles sont naïves, manipulées, soumises à leurs pulsions amoureuses ou dépendantes d'un homme que de jeunes Québécoises veulent joindre des groupes djihadistes. « Les femmes qui s'engagent dans des groupes radicaux ou plus directement dans la violence politique ne doivent pas être considérées exclusivement comme des victimes, car ce sont aussi des actrices » écrivent les auteurs. Selon eux, les jeunes femmes qui songent à partir sont notamment motivées par un désir de «  changer le monde  », de venir en aide aux victimes, de soutenir la cause djihadiste et de faire la hijra (déménager en terres musulmanes pour pratiquer un « islam sain »).

L'amie d'une Québécoise partie vers la Syrie a dit aux chercheurs que sa copine « se sentait complice des massacres et des humiliations subies par nos soeurs et nos frères musulmans dans le monde. Pour elle, c'était comme un devoir religieux, une question de solidarité, en tant que musulmane d'aller en Syrie pour aider d'autres musulmans qui souffrent. »

DES ADOS

Celles qui ont planifié un départ réussi ou non, vers la Syrie, étaient encore adolescentes lorsqu'elles ont mis leur plan en marche. « La tranche d'âge des cas observés pour notre enquête est sensiblement celle des 17 à 19 ans. Ces jeunes femmes sont la plupart du temps célibataires, quoiqu'elles soient parfois engagées temporairement dans des relations amoureuses ou qu'elles prévoient épouser un prétendant prédéfini une fois rendu en Syrie, et le plus souvent sans enfants », dit l'étude.

UN SENS À LA VIE

Comme bien des ados, plusieurs jeunes femmes rencontrées cherchent un sens à leur vie et sont en quête d'un repère identitaire « qui font que certains individus sont plus susceptibles que d'autres d'éprouver un fort besoin d'identification et d'appartenance ».

Pour certaines filles, « l'islam intégral semble offrir une forme de réponse aux fragilités et aux besoins mis en évidence ». Il leur permet de se sentir protégées et faisant partie de quelque chose.

Une jeune femme qui a tenté de partir en Syrie s'est confié ainsi aux chercheurs : « Je fais des choses que je sais qui ne sont pas correctes. Par exemple, m'épiler les sourcils ou mettre du rouge aux ongles. Quand j'étais dans « ma phase », j'étais vraiment bien parce que je ne faisais pas ces choses-là et je n'en avais même pas envie. Maintenant, je le fais, mais je sais que ce n'est pas bien. Je me sens mal, je sais que ma foi a baissé. »

ENTRE DEUX MONDES

Québécoises ou étrangères ? Selon les chercheurs, plusieurs jeunes femmes radicalisées se sentent perdues entre deux mondes. « Notre enquête de terrain permet d'entrevoir qu'il existe chez un certain nombre de jeunes femmes qui sont issues de familles immigrées ou qui viennent de minorités ethnoculturelles, un rapport d'identification complexe entre l'identité d'origine traditionnellement associée à la famille et l'identité collective québécoise qui leur semble bien souvent étrangère, dit l'étude. Chez les jeunes femmes en question, d'aucunes semblent ainsi éprouver ou avoir éprouvé, en amont de leur parcours de radicalisation, une certaine difficulté à se sentir Québécoises. »

UNE MODE ?

« Il faut porter le jilbab [long vêtement couvrant les cheveux et l'ensemble du corps], avoir un compte Facebook de rappels islamiques, c'était ça la tendance. Tout le monde était devenu tellement intense pour la religion. Il fallait vraiment montrer qu'on était dans le bon chemin. C'était quasiment rendu comme une mode », a raconté une jeune femme suivie par le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence.

Est-ce que le djihad est à la mode ? « L'endossement d'une identité associée à un "islam intégral" semble dans le cas des jeunes femmes que nous avons rencontrées, un moyen de valorisation ou d'affirmation dans un groupe de pairs au sein duquel les critères de popularité sont notamment organisés autour du degré de conformité », dit l'étude.

ELLES/ILS ONT DIT

« Ce qui me frappe c'est que ces jeunes femmes ont l'impression de faire du travail communautaire. Elles s'en vont sauver le monde, elles n'ont pas l'impression qu'elles vont poser des actes de violence. Les familles doivent être surprises que ces filles de moins de 20 ans sont en processus de radicalisation. On ne voit pas de signes de violence. » - Christine St-Pierre, ministre des Relations internationales

« On constate la variété, la diversité des profils, ce n'est pas un seul chemin. Si c'était toujours le même pattern, on pourrait dire c'est ça [les raisons de la radicalisation]. C'est un peu déroutant. » - Lise Thériault, ministre responsable de la condition féminine

« Ces jeunes filles réussissaient très bien à l'école, elles ne seraient pas rejetées, elles viennent de familles stables et pas très religieuses. Cela me rappelle un sondage pancanadien où on constatait que la deuxième génération commençait à affirmer leur identité, participer à cette quête identitaire. Cette recherche identitaire frappe davantage la deuxième génération, d'où le désarroi des parents. » - Kathleen Weil ministre de l'Immigration

« La recherche démontre que ces jeunes filles ne sont pas manipulées, encore moins naïves. Elles démontrent plusieurs fragilités, plusieurs questionnements identitaires, qui expliquent leur basculement progressif vers la radicalisation. » - Herman Depatrice-Okomba, directeur du Centre de la prévention et de la radicalisation menant à la violence

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Au sujet de l'étude


Les chercheurs ont rencontré de jeunes femmes directement impliquées dans un départ vers la Syrie, d'autres ayant pu être, à un moment donné, tentée par un départ vers la Syrie ou engagées dans un début de radicalisation et des proches de ces jeunes femmes - amies et amis ainsi que parents.

Photo FEDERICO GAMBARINI, archives Agence France-Presse

Jennifer Vincenza, suspectée de soutenir l'État islamique, lors de son procès à Düsseldorf, en Allemagne.

Photo tirée du compte Twitter de Radio-Canada

Sabrine Djermane, ex-élève du cégep Maisonneuve, attend son procès à Montréal pour une série d'infractions terroristes.