Graffitis nazis sur une synagogue, tête de porc devant une mosquée, homosexuels agressés : plus de 250 crimes haineux ont été commis au Québec en 2014, dont près d'une centaine à Montréal. En un an, les crimes ciblant un groupe religieux ont doublé dans la province.

Les communautés juive et musulmane sont préoccupées par le phénomène, mais n'observent pas de flambée sur le terrain.

Le nombre de crimes haineux perpétrés au Québec était relativement stable dans les dernières années, et même en baisse au Canada. Or, 257 délits haineux ont été rapportés en 2014, un bond de 39 % par rapport à l'année précédente, a révélé le ministère de la Sécurité publique (MSP) dans un volumineux document rendu public lors de l'étude des crédits, en avril dernier. Depuis 2010, il n'y avait jamais eu plus de 200 crimes haineux pendant une année.

Crimes haineux au Québec par année civile

2010: 198

2011: 167

2012: 175

2013: 185

2014: 257

Cette récente augmentation est « majoritairement attribuable à la hausse des délits motivés par la haine contre certaines religions », selon le MSP. En effet, ces crimes ont doublé entre 2013 et 2014 (48 contre 94). D'autre part, 80 crimes étaient guidés par la haine contre la « race ou l'ethnie » et 27 par l'orientation sexuelle de la personne. Le Ministère prévient toutefois qu'une « grande prudence est de mise dans l'interprétation des données [...] considérant qu'il est parfois complexe d'établir le caractère haineux d'un délit ». Les données de 2015 n'ont pas été compilées.

À Montréal, 113 crimes haineux ont été répertoriés l'an dernier, une hausse de 24 % en un an. Pourtant, au moment de présenter la nouvelle escouade vouée aux crimes et incidents haineux, en mai dernier, le chef Philippe Pichet évoquait plutôt une moyenne d'environ 70 crimes haineux chaque année dans la métropole. Il avait aussi spécifié que le phénomène n'était pas en hausse.

«  [70 crimes], c'est une moyenne sur 10 ans. En effet, dans les trois dernières années, il y a eu une augmentation », précise Fady Dagher, directeur adjoint du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) en entrevue avec La Presse. « On va analyser d'où vient cette augmentation en y allant cas par cas. » (voir autre onglet)

Selon M. Dagher, il y a eu autant de crimes à caractère haineux contre la personne (agression, menace) que contre la propriété (graffiti, bris) à Montréal, une proportion surprenante dit il.

Crimes haineux sur le territoire du SPVM

2013: 87

2014: 91

2015: 113

Les crimes et incidents haineux visant la religion représentaient environ 70 % de ces délits à Montréal. A contrario, seuls huit crimes ciblant la religion d'une personne ont été commis en 2014 sur le territoire de la Sûreté du Québec (SQ), indique un document rendu public par la Loi sur l'accès aux documents.

Cette année-là, 53 délits haineux ont été rapportés, une hausse de 55 % par rapport à 2013. Toutefois, ces données manquent de fiabilité, concède la SQ, puisqu'elles représentent le « nombre de dossiers ouverts par les policiers », et non la conclusion de l'enquête. Ainsi, la SQ n'observe pas de « hausse importante » des crimes haineux, soutient la sergente Mélanie Dumaresq. « Il n'y a pas de signal d'alarme qui est sonné. Mais oui, les crimes haineux sont pris au sérieux. »

LA COMMUNAUTÉ JUIVE VISÉE

Quelle communauté ethnique ou quel groupe religieux est le plus ciblé par les criminels à l'excès de haine au Québec ? Le SPVM et le MSP ne détiennent pas de données aussi précises. Mais les données les plus récentes de Statistique Canada démontrent que les juifs sont trois plus visés que les musulmans au pays. En 2013, il y avait eu 181 crimes motivés par la haine pour les juifs, contre 65 pour les musulmans et 29 pour les catholiques.

« C'est quelque chose qui fait plus que nous préoccuper, parce que ça engendre des coûts en matière de sécurité extrêmement importants dans la communauté », dit David Ouellette, directeur associé aux affaires publiques au Centre consultatif des relations juives et israéliennes.

Néanmoins, « il n'y a pas d'inquiétude à la hausse dans la communauté juive », note M. Ouellette.

Ce sont principalement les lieux de culte et les écoles de la communauté qui sont vandalisés pour des motifs de haine, selon M. Ouellette. Il y a un mois, par exemple, un centre communautaire juif de Dollard-des-Ormeaux a été vandalisé pendant la nuit. La phrase « C'est la fin » a été peinte sur la façade. En février 2015, une croix gammée avait été dessinée sur le capot de plusieurs véhicules dans Notre-Dame-de-Grâce.

« On a plus rarement des agressions physiques contre des juifs portant des signes les identifiant comme juifs. Ça arrive dans des contextes particuliers, où justement les tensions s'exacerbent, au Moyen-Orient. Ça a des répercussions directes sur la sécurité des juifs québécois », explique-t-il.

DISCOURS HAINEUX

Les crimes haineux à l'égard des musulmans font également souvent les manchettes. En avril 2014, la vitrine d'une mosquée de l'est de Montréal avait été brisée à l'aide d'une hache sur laquelle était inscrit : « On va exterminer les musulmans. » Cet été, une tête de porc emballée dans du papier-cadeau a été déposée devant le Centre culturel islamique de Québec.

Selon l'imam Salam Elmenyawi du Conseil musulman de Montréal, les crimes haineux ciblant les musulmans ne sont pas en hausse au Québec. « Les crimes haineux sont un problème et nous n'en voulons pas. Un crime haineux est un crime de trop. Mais ce n'est pas quelque chose qui nous fait paniquer. Il y a toujours eu des pics [spikes] de crimes haineux à Montréal, comme à la suite d'attentats terroristes. »

L'imam observe toutefois une croissance de l'islamophobie et des « discours haineux » [hate speeches] ciblant les musulmans au Québec, évoquant notamment les débats parfois fielleux entourant la Charte des valeurs du gouvernement Marois. Le président du Conseil musulman de Montréal avait demandé l'an dernier en commission parlementaire d'inclure dans le projet de loi 59 sur le discours haineux l'interdiction de rire d'une religion ou de la dénigrer.

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Quelle est la différence entre un crime haineux et un incident haineux?

Le SPVM définit un crime haineux comme une « infraction criminelle motivée ou soupçonnée d'être motivée par la haine de la race, l'origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, l'incapacité mentale ou physique, l'orientation sexuelle ou tout autre facteur similaire ». Par exemple, un homosexuel battu en raison de son orientation sexuelle ou une mosquée vandalisée. Le caractère haineux d'un crime est un facteur aggravant en vertu du Code criminel.

L'incident haineux est relativement moins grave qu'un crime et n'entraîne pas d'enquête criminelle. Il s'agit de tout « acte non criminel qui pourrait affecter le sentiment de sécurité d'une personne ou d'un groupe identifiable de personnes et qui, compte tenu du contexte, peut être perçu comme tel, en raison de la race, l'origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, l'orientation sexuelle ou une incapacité, notamment ». Ainsi, une personne insultée en raison de son orientation sexuelle ou une personne qui se ferait demander de changer de trottoir en raison de sa religion seraient victimes d'un incident haineux.

«Ces crimes ont un impact majeur sur la communauté», dit le SPVM

Le printemps dernier, le chef du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et le maire Denis Coderre ont lancé en grande pompe le Module incidents et crimes haineux, une escouade spécialisée contre les crimes à caractère haineux formée de trois policiers. La Presse s'est entretenue avec Fady Dagher, directeur adjoint du SPVM.

Q : Pourquoi le SPVM met-il autant d'efforts contre ces crimes ?

R : Ce qui me préoccupe énormément dans les crimes haineux, c'est l'impact sur le sentiment de sécurité. Certaines personnes pensent qu'une croix gammée ou un dessin de Mahomet sur une mosquée, ça finit là, on va l'enlever, sauf que c'est incroyable, l'insécurité que ça amène. Ces crimes ont un impact majeur sur la communauté. C'est beaucoup plus gros que juste un mur avec un graffiti à effacer.

Q : Pourquoi avoir mis en place une telle équipe spécialisée ?

R : Le crime haineux, on l'a toujours traité [au SPVM]. Par contre, l'incident haineux, c'est une première. L'incident haineux nous permet de comprendre de façon plus fine et plus subtile ce qui se passe dans la communauté, [de comprendre] le malaise qu'ont certaines communautés, qu'ont certaines personnes avec des orientations sexuelles ou avec des handicaps. Ça va nous donner une bonne idée de ce qui se passe exactement sur le terrain.

Q : Pourquoi était-il important de centraliser les ressources contre ces crimes ?

R : De cette manière, on va s'assurer de ne pas en manquer. Un guichet unique où tous les incidents haineux pourront être répertoriés et analysés permet de ressortir un diagnostic de ce qui se passe dans l'île de Montréal en termes du « vivre ensemble ». Je vous donne un exemple : disons qu'un attentat arrive dans une ville dans le monde et qu'il est revendiqué par un groupe. Quelles sont les répercussions chez nous ? Est-ce que les gens se comportent différemment avec ces gens-là ? Est-ce qu'une communauté vit une certaine ostracisation ? Après un an ou deux, si on remarque qu'un groupe de citoyens est plus ostracisé par des incidents haineux subtils, comme un regard, une insulte, mais qui ne sont pas un crime haineux, ça va nous permettre d'adresser à la communauté certaines préoccupations pour pouvoir améliorer le « vivre ensemble ». [Le nombre d'incidents haineux] est vraiment la zone grise, le chiffre noir qu'on n'a jamais eu.

Q : Vous mettez beaucoup l'accent sur les incidents haineux, et non sur les crimes haineux. Pourquoi ?

R : On veut prévenir avant que ça n'aille trop loin, avant que l'incident haineux ne devienne un crime haineux. Parce que l'on croit en une gradation. Lors d'un incident haineux, aucun crime n'a été commis. Par contre, on a fait sentir la personne exclue, on l'a stigmatisée et on l'a traitée de manière différentielle. [...] On les prend très au sérieux [les incidents]. Ce qui est clair, et on le dit à la victime, c'est que lorsque c'est un incident haineux, malheureusement, nous ne pouvons pas faire enquête.

Q : Vous parlez de gradation de méfaits, qu'est-ce que ça signifie ?

R : Ce qu'on a réalisé, c'est que certaines personnes qui ont commis des crimes haineux avaient eu auparavant des comportements à caractère « incident haineux ». Une sorte de pyramide de gradation. Si on avait pu avoir cette lecture au préalable avec certaines personnes, peut-être qu'on aurait pu éviter - je dis peut-être - une escalade qui l'a amenée vers le crime haineux et qui, peut-être, peut ensuite l'amener vers une certaine radicalisation, une certaine orientation encore plus marginale, encore plus violente.

Q : Est-ce que vous observez que les criminels qui se radicalisent de cette manière deviennent ensuite sympathisants d'un groupe terroriste ?

R : On est encore dans une étape préliminaire. Le temps va nous le dire. Il est possible qu'il y ait un lien, mais pas un lien qui est mur à mur. Mais c'est sûr qu'on ne veut pas mettre de côté [ce lien] et mettre la tête dans le sable. On veut vraiment voir s'il y a une corrélation entre les incidents haineux, qui sont suivis par des crimes haineux, et qui pourraient être suivis par une forme de radicalisation, mais dans la violence. Définitivement, c'est quelque chose que nous allons regarder.

Q : Avez-vous établi un « portrait-robot » de ces criminels et de leurs motivations ?

R : Non, pas encore. Je pense que ça va être un peu difficile, parce que chacun a son motif, donc c'est très personnel. Mais je m'avance un peu : il y a peut-être un effet de corrélation selon les événements internationaux. Est-ce que par la suite, il y a une recrudescence de crimes ou d'incidents haineux ? Ça, je pense qu'on doit évaluer ça. [...] Par exemple, c'est un jeune Tunisien [qui a commis l'attentat] de Nice, qui a été revendiqué par [le groupe armé] État islamique. Est-ce qu'il y a eu des incidents haineux à l'égard de la communauté tunisienne, aux abords des mosquées, quelques jours, quelques semaines après ? On va l'évaluer. Je pense que ce n'est pas 1 + 1 = 2, je pense que c'est plus complexe que ça. Les réactions humaines n'ont pas lieu dans la semaine qui suit. Parfois, oui, parfois ça prend des semaines, des mois. Ça va être difficile de faire des [relations de] cause à effet exactes.