Trois histoires, trois femmes qui ont un point en commun : elles ont pardonné à leur mari, reconnu coupable d'agressions sexuelles. Dans la foulée de l'affaire Jian Ghomeshi, alors que la tendance est à la dénonciation, elles ont choisi l'absolution. Pourquoi ? Et à quel prix ? La Presse les a rencontrées. Histoires d'agressions, de pleurs et de pardon.

Louise, le pardon envers et contre tous

Quand le chum de Louise* lui a avoué qu'il avait agressé sa fille, c'est comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Non seulement elle n'avait rien vu, mais elle avait jugé sa fille. Elle trouvait qu'elle était du «genre à se promener nue devant [son] chum».

Elle n'a pas cru sa fille quand la DPJ a frappé à sa porte pour lui dire qu'elle avait reçu une plainte pour agression sexuelle. Et elle l'a ignorée quand elle a fui la maison pour se réfugier chez ses grands-parents parce qu'elle avait peur de son beau-père.

«J'avais deux versions, explique Louise, celle de ma fille et celle de mon chum.»

Elle a cru son chum.

***

Marc buvait et fumait du pot. Il commençait à boire du vin à 11h le matin. Il «calait» une bouteille et il fumait du pot à la chaîne, un joint après l'autre.

Quand il a tout avoué, Louise s'est effondrée. Il n'avait pas le choix, il venait d'échouer au test du polygraphe. «Ça m'a fait tellement mal. C'est venu me chercher là. Quand on dit un coeur brisé...»

Louise se tait, le temps de refouler ses larmes.

«Tu fais quoi avec ça? Comment tu veux que je pardonne? Ma fille d'un bord, mon chum de l'autre. Ça fait 14 ans qu'on est ensemble. On a eu trois enfants. Tu te dis, c'est 14 ans de ma vie qui viennent de partir.»

J'ai rencontré Louise chez elle. L'appartement est petit, encombré. Outre ses trois enfants, deux garçons et une fille âgés de 9 à 11 ans, Louise a six gerboises, un chien et un lézard. Des poches de hockey sont empilées dans un coin, un paquet de cigarettes traîne sur la table. Sur le mur, un grand tableau avec des photos, des instantanés de vie de famille, témoins silencieux des temps heureux, avant les accusations, avant que le ciel ne tombe sur la tête de Louise.

Quand Marc s'est fait arrêter, les voisins l'ont su. Ils ont placardé d'affiches l'immeuble résidentiel où ils vivaient, les autos et les abribus. Sur l'affiche, une photo de Marc avec son adresse et le mot pédophile en grosses lettres. Les voisins ont aussi crevé les pneus de leur voiture, un 24 décembre, la veille de Noël.

Dans l'autobus scolaire, les enfants ont subi les sarcasmes de leurs camarades. Catherine, l'aînée, s'en souvient. «Ils me disaient que mon père était un pédophile. Je leur criais: "C'est pas vrai! "»

Un de ses fils s'est automutilé. Il voulait mourir.

Marc a été condamné à trois ans de prison. Sa demande de libération a été refusée. La Commission des libérations conditionnelles a noté que les nombreux délits avaient «perduré pendant plusieurs années et causé des dommages graves» à la victime. La Commission ajoute que Marc ne reconnaît pas ses problèmes sexuels, qu'il n'a fait «aucun travail en profondeur» pour régler son problème de toxicomanie et que ses «remords et regrets ne sont pas sentis».

Louise ne voit plus ses parents ni sa fille qui, aujourd'hui, a 17 ans. «Ils ont coupé les liens. Mes parents m'ont dit que j'étais une dépendante affective, une pourriture, que Marc m'avait ensorcelée et qu'il me manipulait même en prison.»

Louise et Marc ont été chassés du camping où ils avaient leurs habitudes. «On s'est fait intimider. Une quinzaine de personnes nous ont entourés. Ils étaient très agressifs, ils voulaient battre Marc. Ils nous criaient: "On n'a pas besoin d'un gars de même sur le terrain! " On n'est jamais revenus.»

Pourquoi a-t-elle pardonné?

«Marc n'a jamais blâmé ma fille. Il a assumé ses fautes. Il consommait et il était dépressif. C'est le père de mes enfants, un bon père. Je l'aime. Il a dérapé, c'est tout. Je ne voulais pas jeter en l'air 14 ans de ma vie.»

Louise a payé les pots cassés. Et elle continue de les payer. Elle a perdu ses amis, sa mère, sa fille.

«On a tout perdu parce que j'ai pris pour lui. On me disait: "Tu ne devrais pas être avec lui, mais avec ta fille." On m'a jugée. On m'a traitée de niaiseuse et de sans-dessein.»

Louise persiste et signe, envers et contre tous. Et elle n'a aucun regret.

«C'est ma décision. Acceptez-la ou acceptez-la pas, mais mêlez-vous-en pas!»

* Les noms et certains détails ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes concernées.

Lucie, le pardon avant les enfants

Il est 8h du matin, la sonnette retentit dans la maison. Sur le palier, deux policiers. Pierre ouvre la porte. Il ne comprend pas. Il entend le mot mandat. Les policiers le menottent.

Sa femme Lucie* est abasourdie. Elle leur dit: «Mais voyons! C'est une erreur!»

«Je suis tombée des nues. J'ai appelé au bureau pour leur dire que je ne rentrais pas. D'autres policiers sont entrés dans la maison. Ils ont fouillé partout. Ils sont partis avec l'ordinateur.»

Lucie se retrouve seule dans le silence de sa maison. Elle n'a aucune nouvelle de son mari, elle ignore où il se trouve. Pour tuer le temps et chasser l'angoisse, elle fait du ménage. «J'ai passé la balayeuse partout.»

Pierre l'appelle en fin de journée. Elle ne se souvient pas de l'heure, mais il faisait noir. Elle va le chercher au poste de police.

Le retour à la maison se fait en silence. «On a parlé ici, dans la cuisine. J'étais sur les nerfs, lui aussi, j'étais fâchée, ébranlée. Qu'est-ce qui va arriver à notre couple?»

***

Lucie et Pierre se sont rencontrés à l'âge de 20 ans. Mariés depuis plus de 30 ans, deux enfants, deux filles, un bonheur tranquille tricoté jour après jour. Puis, le coup de tonnerre qui a tout fait chavirer. Pierre est accusé d'agressions sexuelles sur deux mineures. Il travaille pour une équipe sportive de haut niveau. Sa fille, athlète, fait partie de la même équipe que les victimes.

Pierre buvait. Beaucoup. «Je prenais deux bouteilles de vin par jour. J'essayais de dealer avec ce qui se passait. J'étais mal, mais c'est elle [la victime] qui poussait l'affaire.»

L'histoire sort dans les médias. La famille est bouleversée. «Quand ça passe dans les journaux, c'est terrible, dit Lucie. Tout le monde le sait, les voisins, les collègues, la famille.»

Pierre plaide coupable. Il est condamné à un an de prison.

Assise dans sa cuisine, Lucie raconte les détails de cette histoire qui a chamboulé sa vie. Elle a souvent les yeux dans l'eau, même si les événements se sont déroulés à la fin des années 2000. Elle s'accroche à sa tasse de café comme à une bouée de sauvetage. Son mari l'interrompt souvent en lui disant: «Juste un instant, Lucie!»

Elle se tait et laisse son mari rectifier ce qu'elle vient de dire.

Cette affaire a déchiré la famille.

«Mes deux filles m'ont dit: "Tu demandes le divorce, sinon on coupe les liens." J'ai refusé. J'étais mariée pour le meilleur et pour le pire. Je leur ai dit: "Je vais me retrouver seule, pis c'est pas avec vous que je vais vivre!" Je n'étais pas prête à balancer 30 ans de mariage. Mes filles venaient gérer ma vie. Je leur ai dit: "Non!" Elles sont tombées des nues, elles étaient insultées. Elles ne s'attendaient pas à cette réponse. Je leur ai lancé: "Prenez la porte!" Une de mes filles m'a crié: "T'es une ostie de folle!" »

«Je n'avais plus de mari, plus d'enfants. Ça n'avait pas d'allure. Tes enfants qui te revirent de bord! C'est ça que j'ai trouvé le plus dur. Ça ne se pouvait pas.»

Ses filles sont entrées dans la maison pendant son absence pour prendre des albums de photos. Lucie a fait changer les serrures.

Son mari était en prison et ses filles l'avaient rejetée. Lucie était perdue.

«J'ai appelé Relais famille [organisme communautaire qui aide les familles des détenus]. J'ai pleuré pendant 10 minutes. Au bout du fil, on m'a dit: "Vous avez de la peine." Je me suis remise à pleurer pendant 10 autres minutes!»

Pendant que Pierre était en prison, ils s'envoyaient des lettres d'amour. «On se parlait profondément, explique Lucie. Tout ça nous a rapprochés. Je l'aime.»

«Je ne pensais pas que tu étais aussi forte», ajoute Pierre.

Lucie recevait parfois des lettres d'une de ses filles, des lettres «très dures, très crues». «Elle avait une telle rage au coeur», dit Lucie.

Cinq ans après le tsunami qui a broyé leur vie, l'une des filles leur a tendu la main. Pierre était sorti de prison, la poussière était retombée. Lucie et Pierre étaient grands-parents depuis peu. Les liens se sont retissés, mais la trame reste fragile.

* Les noms et certains détails ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes concernées.

Nicole, le cheminement vers le pardon

Ce sont les aveux de sa fille qui ont tout déclenché. «Elle m'a dit: "Je me sens comme la maîtresse de ton mari. Je commence à être tannée!" J'étais sous le choc. Ça m'a gelée en dedans. Mon monde a chaviré.»

Nicole* a confronté son mari. «Louis a tout avoué sur-le-champ. Il a craqué et il a pleuré. Je lui ai demandé de quitter la maison. J'en ai parlé à ma famille et j'ai alerté la police.»

Les attouchements ont commencé quand Amélie avait 10 ans. Nicole et Louis n'ont pas eu d'enfants ensemble. Louis en avait déjà deux, Nicole, aussi. Deux filles.

Louis broyait du noir. Il travaillait trop, il ne voyait presque pas ses enfants et il consommait de la coke. Il vivait dans un brouillard qui l'anesthésiait.

À l'heure du coucher, il bordait sa belle-fille. De caresses en bisous, les mains de Louis s'égaraient.

«Quand je sortais de la chambre, je me disais: "Tabarnac! Ostie! C'est la dernière fois". Mais si je faisais une ligne de coke, je résistais pas. J'ai tellement essayé d'arrêter!»

Nicole, elle, ne se doutait de rien.

«Quand j'ai rencontré Nicole, elle savait pas que j'étais défait en dedans. Moi aussi, je le savais pas. La déprime, la détresse. J'étais down, je filais pas, je me cherchais.»

Amélie a retiré sa plainte lorsqu'elle a su que Louis risquait la prison.

J'ai rencontré Nicole et Louis dans un café. Ils sont venus ensemble raconter leur histoire. Quand Nicole parle, il l'écoute sans l'interrompre, les yeux fixés sur son déjeuner. Quand il prend la parole, c'est pour faire son mea-culpa et étaler sa faute.

***

Louis a consulté, Nicole aussi. Ils se voyaient de temps en temps, puis les rencontres se sont multipliées. «J'étais encore amoureuse de lui. L'homme que j'aimais existait toujours. Je le voyais cheminer.»

Quatre ans après les attouchements, Louis et Nicole ont recommencé à vivre ensemble, même si la petite soeur d'Amélie était dans le décor.

«On a établi des règles. Les portes des chambres ne devaient jamais être fermées. Je lui faisais confiance», précise Nicole.

Amélie a quitté la maison à 17 ans. Elle a déposé une plainte à la police cinq ans après les agressions, car elle croyait que sa soeur de 10 ans était en danger. La DPJ a débarqué, la police aussi. Louis a été arrêté. Il a plaidé coupable. Il a été condamné à deux ans moins un jour de prison.

Le choc, un deuxième choc.

Son expérience en prison a été traumatisante. «Quand les détenus voient une tête grise en protection, ils comprennent que ce n'est pas pour un délit économique. Les délinquants sexuels sont isolés.»

Il s'est fait tabasser. «Ils se sont ramassés 25 ou 30 autour de moi. J'ai mangé une méchante volée. Des coups de poing, des coups de pied. Ils hurlaient: "On va le passer, le vieux câlisse de pédo!" J'ai entendu un gardien crier dans son micro: «Rentrez dans vos cellules!» J'étais à moitié mort. J'ai eu un choc post-traumatique.»

Nicole et Louis se regardent, complices.

Pendant que son mari était en prison, Nicole devait affronter la tempête.

Sa fille l'a reniée, sa famille aussi. Seuls ses parents l'ont soutenue. «Ma fille ne veut plus rien savoir de moi. Mais c'est ma fille, je vais toujours l'aimer.»

«J'ai choisi Louis parce qu'il s'est rebâti. Il a reconnu ses erreurs et il a refait sa vie. Ça vaut son pesant d'or.»

«Je suis plus ostracisée que Louis. J'ai perdu mes amis, ils m'ont jugée. Le vide s'est fait autour de moi. Lui, on le traite comme un malade. Il est étiqueté, il a purgé sa peine. Moi, je suis celle qui a été incapable de protéger ses enfants et qui est revenue avec l'agresseur de sa fille. C'est l'ultime tabou. Je suis une victime collatérale, une victime dont on ne parle jamais.»

«Moi aussi, je suis en prison, mais pas entre quatre murs.»

Et contrairement à Louis, sa condamnation n'a pas de fin.

* Les noms et certains détails ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes concernées.

Un tabou puissant

Ce sont surtout des femmes qui accompagnent un proche qui a commis un acte criminel. «Les hommes ont plutôt tendance à rejeter le délinquant, explique la coordonnatrice de Relais famille, Claudie Bourget*. Ils sont moins ouverts à l'accompagnement.»

Relais famille est le seul organisme du Québec qui s'occupe des proches qui sont seuls, isolés, sans personne pour les soutenir ou les conseiller. La plupart du temps, les crimes sont d'ordre sexuel: viol, séquestration, agressions, attouchements, voyeurisme.

«Dans les journaux, on traite ces hommes comme des monstres. Les proches vivent beaucoup de culpabilité et d'isolement», précise Claudie Bourget. Les femmes qui décident de rester avec leur mari accusé d'agressions sexuelles sont jugées, ostracisées. Le tabou est puissant. Elles paient pour la faute de leur mari. Elles deviennent des victimes collatérales. «Elles sont prisonnières du tabou social», précise Claudie Bourget.

Relais famille est un organisme communautaire qui se démène avec un budget minimaliste de 40 000$ par année. La coordonnatrice est la seule salariée. Les autres sont bénévoles.

* Claudie Bourget vient de quitter Relais Famille. Patricia Moniz l'a remplacée.

Les agressions en chiffres

1 femme sur 3 a été victime d'agression sexuelle.

1 homme sur 6 sera victime d'agression sexuelle au cours de sa vie.

Les deux tiers des victimes ont moins de 18 ans.

1 femme sur 7 est agressée sexuellement par son conjoint.

90% des agressions ne sont pas déclarées à la police.

8 victimes sur 10 connaissent leur agresseur.

82% des victimes sont des femmes.

Source: ministère de la Santé et des Services sociaux