Officiellement, ils sont au Canada pour représenter leur pays. En secret, ils tentent de le fuir.

Depuis quelques années, des dizaines de diplomates étrangers et leurs familles, dont près de 40 représentants de l'Afghanistan parfois très haut placés, ont profité de leur affectation en sol canadien pour demander discrètement le statut de réfugié, révèle un document confidentiel obtenu par La Presse.

Un chiffre anormalement élevé, selon des observateurs aguerris.

Entre janvier 2009 et mars 2014 seulement, au moins 38 envoyés de l'Afghanistan et des membres de leurs familles ont demandé l'asile au Canada alors qu'ils occupaient des fonctions officielles, selon un rapport de la chef du protocole du Canada, responsable des questions liées aux droits des diplomates étrangers en séjour au pays.

Depuis 2012, des diplomates de 16 autres pays, dont la Syrie, l'Irak, la Grèce, le Honduras et même un employé de l'ambassade des États-Unis, ont aussi déposé des demandes de statut de réfugié. Le gouvernement fédéral a refusé de dévoiler le taux de ces requêtes qui ont été acceptées.

«Sans précédent»

Pour l'ancien directeur général des Affaires consulaires du Canada, Gar Pardy, le chiffre est carrément «sans précédent».

«Je suis extrêmement surpris. Si on avait parlé de trois ou quatre cas par année, ça aurait eu du sens. Mais pas qu'il y en ait autant. Normalement, on reçoit des demandes quand il y a des changements majeurs dans un pays et dans un gouvernement. Comme quand l'URSS a été démantelée. Le fait d'avoir un nombre aussi élevé de demandes aujourd'hui, ça me semble presque systémique.»

Au nombre des demandeurs d'asile figurent des employés domestiques, des techniciens et des agents diplomatiques, mais aussi des représentants de haut rang et plusieurs attachés spéciaux d'ambassade. Nous avons choisi de taire leurs noms et leurs pays d'origine afin de ne pas les mettre en danger.

«Une demande d'asile peut être très dangereuse pour [les diplomates] et leurs familles. Surtout à l'ère de l'internet», prévient l'ancien ambassadeur du Canada à l'étranger et stratège politique de carrière Paul Heinbecker. Si l'affaire venait à s'ébruiter, le pays d'origine pourrait couper les vivres au demandeur et le laisser sans rien. Ou se mettre à la recherche de membres de sa famille et les réprimer de toutes sortes de façons. Et si ce n'est pas le gouvernement qui le fait, ça peut aussi être des factions ou des milices.»

À l'ambassade d'Afghanistan à Ottawa, on assure qu'un émissaire pris à avoir demandé le statut de réfugié alors qu'il est en fonction officielle ne serait pas puni par la loi. Mais, confirme un porte-parole, «si on apprenait qu'un de nos envoyés a fait une demande de statut de réfugié alors qu'il est toujours en poste, ça serait un problème. C'est interdit. Ils sont ici pour représenter notre pays».

Le porte-parole ne nie pas le sérieux du problème. «On forme ces gens-là durant plusieurs années. C'est une perte d'expertise pour notre pays», dit-il. Son gouvernement a d'ailleurs mis en place des programmes pour améliorer la qualité de vie des diplomates lorsqu'ils rentrent au bercail en leur construisant par exemple des maisons neuves.

Risques

Entre-temps, les demandes d'asile se multiplient malgré les risques.

C'est pour cette raison que les demandes sont faites dans le plus grand secret et que les missions sont généralement mises devant le fait accompli une fois que la demande d'asile est traitée par le Canada et que l'envoyé a pris la poudre d'escampette. «Le diplomate rend ses papiers diplomatiques au Canada et on n'entend plus jamais parler de lui», dit le porte-parole de l'ambassade d'Afghanistan.

Mais pas de passe-droit, quel que soit le statut ou le grade du demandeur, prévient toutefois Ottawa. «Les décisions sont prises sur la base des faits présentés dans un cas particulier et en conformité avec les lois sur l'immigration, assure Alexis Pavlich, attachée de presse du ministre de l'Immigration du Canada, Chris Alexander, dans une très brève réponse. Le Canada est en mesure de fournir une protection à ceux qui en ont besoin beaucoup plus rapidement, tandis que ceux dont la demande est non fondée sont éliminés dans de courts délais», précise-t-elle.

Les motifs qui animent le désir de certains diplomates de rester au Canada sont nombreux, et pas toujours légitimes, explique l'avocat spécialiste des affaires d'immigration Stéphane Handfield. «Certains veulent simplement améliorer leur sort, dit-il. Dans d'autres cas, ils ont conscience de cas d'abus des droits de la personne dans leur pays d'origine et ils ne veulent plus cautionner ça.»

Il y a aussi, ajoute-t-il, ceux qui, habitués à des conditions de vie nord-américaines, ne veulent simplement pas rentrer chez eux à la fin de leur contrat de travail. «Et bien sûr, il y en a qui craignent vraiment pour leur vie.»

- Avec la collaboration de William Leclerc

Comment cela fonctionne-t-il?

Lorsqu'un employé d'une mission diplomatique fait une demande d'asile au Canada, son accréditation et son statut diplomatique sont annulés par le ministère des Affaires étrangères et sa demande est traitée de la même manière que celle de tous les autres demandeurs d'asile.

Comme de l'esclavage

La jeune domestique d'un couple de diplomates de la mission kényane a demandé le statut de réfugié en 2013 après avoir fui la résidence de ses patrons. Elle a raconté qu'elle avait vécu dans des conditions frôlant l'esclavage alors qu'elle était en poste, affirmant qu'on ne la payait pas et qu'elle travaillait de très longues heures. Il a été impossible de savoir si sa demande a été acceptée.

«Manquer» son vol

L'an dernier, l'ambassade des Émirats arabes unis a pris contact avec le gouvernement du Canada pour signaler qu'une membre de son personnel ne s'était pas présentée à l'aéroport le jour prévu de son vol de retour dans son pays. Quelques jours plus tôt, elle avait sollicité l'aide d'un collègue pour «régulariser son statut au Canada».