Trafic humain, exploitation et travail forcé des domestiques. Violence conjugale, harcèlement sexuel ou conduite dangereuse par des diplomates. Enquêtes des services de protection de la jeunesse derrière les portes closes des ambassades. Un rapport confidentiel du gouvernement fédéral obtenu par La Presse dresse un rare et très sombre portrait de certaines missions étrangères au Canada. Que se passe-t-il vraiment derrière le voile opaque de l'immunité diplomatique?

Il y a encore de l'esclavage au Canada. En deux ans à peine, le gouvernement fédéral a recensé des cas de trafic humain, de conditions de vie indécentes, d'abus ou de travail forcé envers les domestiques de près d'une dizaine de missions diplomatiques étrangères basés au pays. Malgré la gravité des crimes, les autorités ont bien peu de marge de manoeuvre pour intervenir et les mauvais traitements durent parfois durant des mois ou des années, au vu et au su d'Ottawa.

La situation est devenue si grave dans certaines missions que depuis mars 2012, le gouvernement a carrément interdit à cinq pays d'Afrique, d'Asie et du Moyen-Orient de faire venir de chez eux de nouveaux domestiques, dans l'espoir de les faire changer leur manière de traiter ceux qui sont déjà à leur emploi. Trois autres pays font l'objet d'une enquête à cause d'allégations graves, selon un rapport confidentiel de la Chef du protocole du Canada, responsable des questions liées aux droits des diplomates étrangers en séjour au pays.

Esclavage

Malgré ces mesures punitives, plusieurs émissaires continuent de considérer leurs serviteurs comme des esclaves, derrière les portes closes des ambassades.

Ainsi, les neuf employés domestiques de la mission d'Arabie saoudite dans la capitale nationale auraient vécu (et vivraient peut-être toujours) sous un régime de «servitude involontaire» sous le nez d'Ottawa et n'auraient pas été payés pour leur travail, lit-on dans les pages du rapport explosif. Pourtant, le gouvernement fait de la sensibilisation auprès des envoyés saoudiens depuis 2012 et multiplie les moratoires sur l'embauche de nouveaux domestiques.

Après plus d'un an d'un dialogue de sourds, le nouvel ambassadeur arrivé à l'hiver a promis de rétablir la situation. Méfiant, le gouvernement canadien garde la mission à l'oeil.

Il y a deux ans, le Bureau du protocole a découvert que tous les domestiques des diplomates du Nigeria, incluant les serviteurs du chef de mission, étaient à risque de vivre dans des «conditions de vie et de travail indécentes». Deux ans plus tard, des vérifications montrent toujours des «irrégularités».

Même histoire pour les domestiques des émissaires du Bangladesh et de l'Indonésie, chez qui on a découvert des «violations étendues des droits du travail» contre lesquelles le gouvernement du Canada est impuissant, plusieurs mois plus tard.

Cachés derrière l'immunité

L'attaché de presse du ministre des Affaires étrangères John Baird, Adam Hodge, affirme que «le Canada a une politique de tolérance zéro pour les cas présumés d'actes criminels sérieux impliquant des membres de la communauté diplomatique.»

Mais dans les faits, les autorités ont les mains liées par l'immunité diplomatique. «Nous veillons toujours à ce que justice soit rendue, mais dans les limites fixées par la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, qui confère certains privilèges et immunités aux diplomates et aux membres de leur famille», concède M. Hodge.

En mai, un rare cas d'abus par des diplomates à être rendu public dévoilait la vie d'une nounou de 26 ans d'origine philippine victime de trafic humain. Un couple de diplomates a été accusé, mais les deux détiennent l'immunité. Le Canada a demandé à leur pays d'origine que cette immunité soit levée afin qu'ils puissent être jugés. Les émissaires ont plutôt quitté le Canada.

Selon nos informations, la police d'Ottawa enquête aussi sur une autre histoire semblable, au sujet du sort réservé à l'ex-employée d'une attachée du Haut-Commissariat du Kenya qui a récemment dénoncé sa patronne pour travail forcé.

Mais les cas judiciarisés sont rares. «Les gens ont tellement peur de leurs patrons que ça prend du temps avant qu'ils se sentent en sécurité, dit une porte-parole du groupe Personnes en action contre la traite des personnes (PACT-Ottawa), Pauline Gagné. Ils ont été menacés pour leur sécurité et celle de leur famille. Ils ont peur d'être déportés.»

Selon l'organisme, le nombre de cas rendus publics n'est donc que la pointe de l'iceberg. «Quand on découvre un cas, ça veut dire qu'il y en a beaucoup plus, note Pauline Gagné. C'est vrai que c'est difficile d'intervenir à cause de l'immunité diplomatique, mais il doit y avoir quelque chose de plus qu'on peut faire. S'il y a [autant] de cas, c'est qu'il y a des trous quelque part.»

- Avec la collaboration de William Leclerc