Elles ont appelé à l'aide, et personne n'a entendu: l'affaire Shafia, il y a quatre ans, qui s'est soldée par la mort de quatre femmes, a constitué un électrochoc pour les groupes sociaux, la police et la Direction de la protection de la jeunesse. En quatre ans, certaines choses ont changé. D'autres pas. Tour d'horizon d'un Québec post-Shafia.

L'affaire Shafia a fait bouger les choses à la Direction de la protection de la jeunesse. Il y a quatre ans, la violence liée à l'honneur était un concept mal connu. Depuis, on prend ces cas beaucoup plus au sérieux.

Voici le parcours dans les services de la DPJ d'un cas réel, une jeune fille que nous appellerons Alina. Nous avons choisi de taire tous les noms, y compris ceux des intervenants et du centre jeunesse impliqué, pour ne pas mener à l'identification de la famille.

Signalement

Alina, 17 ans, est séquestrée dans sa chambre depuis plusieurs jours. En pleine nuit, elle s'enfuit de chez elle et, dès le matin venu, elle se rend à son école pour se signaler elle-même à la DPJ. Motif du signalement: mauvais traitements physiques.

Premier contact

Dans une première entrevue, Alina explique à une travailleuse sociale que son cas va bien au-delà de la maltraitance physique classique.

L'intervenante - appelons-la Camille - qui travaille pour un centre jeunesse de la grande région de Montréal, y voit un cas de violence liée à l'honneur, avec, en fond de scène, une menace de mariage forcé.

Au cours des quatre dernières années, cette travailleuse sociale s'est occupée de plusieurs cas de jeunes filles menacées de mariage forcé.

Dans le concret, les allées et venues d'Alina font l'objet d'un contrôle strict. Au retour de l'école, par exemple, ses parents minutent son trajet pour être certains qu'elle ne voit personne en route. Chaque fois qu'elle sort, elle doit être accompagnée par l'un de ses frères.

Malgré toutes ces contraintes, les parents découvrent qu'elle a un petit ami depuis quelques mois. Son père entre dans une rage folle.

Le premier témoignage de la victime est d'une importance cruciale, explique Camille. «Ce premier contact est peut-être le seul qu'on aura pour leur donner de l'aide», dit-elle.

Par la suite, la famille convainc souvent la victime de revenir sur son témoignage initial. Généralement, les victimes tremblent de peur, pleurent, ont de la difficulté à s'exprimer pendant ce premier témoignage. «Pour elles, dénoncer, c'est un immense acte de foi.»

Évaluation et orientation

Camille se rend dans la famille d'Alina pour lui faire part des allégations. Le père nie tout, la mère est totalement passive. Un classique, dit Camille. «Les familles disent toujours que c'est l'enfant qui ne les respecte pas», explique-t-elle.

Dans ce genre de famille, observe l'intervenante, «il est facile d'être manipulé. Ils sont souvent éduqués, polis. Ils peuvent utiliser tout cela pour nous distraire des allégations».

Les pères sont souvent très intimidants, dit-elle. «Quand je les vois s'approcher de moi, je leur dis: «Stop. Vous ne vous approchez pas plus près.» Généralement, ça marche.»

Les mères, quant à elles, sont parfois totalement passives, ou alors elles participent à l'intimidation. «Certaines menacent de se suicider si leur fille ne rentre pas dans le bon chemin.»

Dans le cas d'Alina, d'autres filles plus jeunes vivent dans cette famille. La DPJ a le droit de les interroger. «Mais quelles sont les chances que les filles disent vraiment ce qui se passe dans la maison en présence des parents? Proches de zéro», dit Camille.

Clairement, dans la famille d'Alina, les autres enfants avaient été préparés à répondre à une liste de questions, souligne Yvan, un de ses collègues, chargé de l'épauler.

«Leurs réponses c'étaient: «Non, pas de problème, personne n'est battu, tout va bien.» «Je leur ai demandé leur couleur préférée. Ils n'ont plus su quoi répondre», raconte l'intervenant social.

Avant l'affaire Shafia, la DPJ avait tendance à refermer rapidement les dossiers de jeunes une fois que leurs parents promettaient de s'amender. «Maintenant, disons qu'on se traîne pas mal plus les pieds. On laisse le dossier ouvert», dit une intervenante très haut placée dans un centre jeunesse de la grande région de Montréal.

Placement

Après l'étape d'évaluation et d'orientation, Alina est placée dans une famille d'accueil. En temps normal, la DPJ tente de placer les jeunes dans une famille de même origine ethnique. Mais depuis l'affaire Shafia, dans les cas de violence liée à l'honneur, on procède à l'inverse. «Les filles ne se sentent pas en sécurité dans des familles qui viennent du même pays que leurs parents», dit Camille. Dans certains milieux, la force de pression sociale de la communauté est telle qu'elle pourrait amener les jeunes à nier leurs allégations de départ. L'adresse de la famille d'accueil peut être gardée confidentielle. Dans le cas d'Alina, jamais les parents ne sauront où habite leur fille.

Mais même si leur enfant est placée, les parents d'Alina ne lâchent pas prise. Ses frères tentent de la suivre en partant de l'école pour savoir où elle habite. Un jour, un inconnu l'aborde dans la rue. «Ton père te fait dire bonjour!», lui lance-t-il.

«Par cela, son père voulait lui dire: je t'ai trouvée et je te suis. Ça l'a atteint profondément», raconte Serge, un troisième intervenant social, souvent chargé des situations délicates, qui a hérité du cas de la jeune.

Les intervenants ont dû demander un ordre du tribunal pour que son père ne tente plus d'entrer en contact avec la jeune.

Intervention sociale

Certaines familles dont les enfants font l'objet de violences liées à l'honneur peuvent être amenées à évoluer, assure ce dernier travailleur social.

«Les gens peuvent changer», dit Serge. Dans certains cas, il témoigne avoir vu des parents changer complètement d'attitude, à tel point que les jeunes filles ont pu retourner dans leur famille.

Mais dans le cas d'Alina, le père a toujours nié l'ensemble des allégations. «Les hommes doivent pouvoir contrôler les femmes de leur famille. C'était la base de son raisonnement et sa position n'a jamais changé.»

La mère, de son côté, était totalement dominée par le père. Alina est donc demeurée dans la même famille d'accueil jusqu'à sa majorité. Cette famille a recueilli plusieurs adolescentes profondément traumatisées au cours des dernières années.

La mère d'accueil, que nous appellerons Héléna, a soutenu la jeune fille pendant presque un an. «À son arrivée ici, elle était presque pétrifiée», souligne Héléna, raconte-t-elle. Alina a parfois vécu des flash-backs, qui pouvaient être déclenchés par une odeur ou un son.

«Les jeunes filles qui vivent ce genre de flash-backs peuvent fondre en larmes, trembler, pleurer, avoir la nausée ou des attaques de panique», raconte Héléna.

Héléna et Serge ont dû soutenir la jeune fille pendant des périodes difficiles. «Il y a eu des périodes où elle a frôlé la dépression. Il fallait la garder sur la bonne voie», explique l'intervenant.

La majorité

Alina a finalement pu quitter la famille d'accueil autour de 18 ans. Elle est allée vivre seule en appartement et occupe un emploi. Elle aimerait poursuivre ses études pour devenir avocate. Elle a repris contact avec sa mère et ses frères et soeurs, mais jamais avec son père.