À l'ère des réseaux sociaux, les fugueurs québécois à la recherche de liberté sont de plus en plus nombreux. Et de plus en plus jeunes. En quête de délivrance et d'autonomie, ils se retrouvent rapidement face aux nombreux pièges de la rue. Dont les gangs de rue. Si la plupart réapparaissent après quelques jours, certains fugueurs s'évanouissent dans la nature des mois, voire des années. Un dossier d'Hugo Meunier.

Plus d'une dizaine de fugues sont rapportées chaque jour aux quatre coins de la province, dont la forte majorité à Montréal. Même si la plupart des fugues se résument à une courte escapade, les organismes concernés refusent de les banaliser.

«Pour nous, un jeune en fugue est vulnérable dès qu'il quitte la maison parce qu'il devient une proie facile pour des gens qui n'attendent que ça», avertit Pina Arcamone, la directrice de l'organisme Enfant-Retour.

En 2012, le Québec a rapporté 5545 dossiers de disparition, dont au moins 3570 fugues, selon des statistiques fournies par le Centre d'information de la police canadienne (CIPC). À l'échelle du pays, le Québec est au quatrième rang des provinces où l'on retrouve le plus grand nombre de fugues.

La forte majorité des fugueurs s'enfuient des centres jeunesse. En 2012-2013, 3377 fugues ont été rapportées dans les installations de la Direction de la protection de la jeunesse de la province. Cela dit, 71% de ces escapades durent moins de huit heures, précise l'Association des centres jeunesse du Québec (ACJQ).

Au-delà des chiffres, le monde de la fugue a bien changé ces dernières années, souligne Caroline Dufour, directrice des services aux jeunes pour l'organisme Dans la rue, qui gère aussi le Bunker, une ressource d'hébergement temporaire pour les jeunes fugueurs. «On n'arrivait plus à rejoindre les jeunes. On s'est demandé ce qui se passait», explique-t-elle.

Étude

Le Bunker a récemment collaboré à une vaste recherche du département de psychoéducation à l'UQTR, qui a permis d'interroger quelque 80 intervenants, dont plusieurs fugueurs.

On y apprend que les fugueurs sont de plus en plus jeunes et s'organisent par eux-mêmes, par l'entremise des amis et des réseaux sociaux notamment. Cette quête d'autonomie préoccupe la directrice d'Enfant-Retour. «Il y a parfois des gens qui s'improvisent amis, mais qui finissent par exploiter les fugueurs», déplore-t-elle.

La directrice de la protection de la jeunesse de Montréal, Michelle Dionne, s'inquiète également. «Quand ils ne vont plus dans les ressources, la question demeure entière: où sont-ils? Que font-ils? Dans la clandestinité, tu as plus de risques de tomber sur des gens mal intentionnés. Certains jeunes sont très vulnérables», dit-elle.

Les policiers s'inquiètent du fait que les filles s'aventurent plus souvent que les garçons dans des réseaux qu'elles connaissent peu. Autre constat inquiétant: les jeunes reviennent de leurs fugues plus abîmés sur les plans psychologique et physique.

Pina Arcamone remarque aussi que les gangs de rue s'organisent de mieux en mieux. «Ils vont les repérer à la sortie des écoles, devant les centres jeunesse, dans les centres d'achats», énumère-t-elle. Heureusement, la fugue est un phénomène souvent éphémère.

Adolescents avant tout

Au Bunker, les intervenants ont l'habitude de voir les mêmes visages régulièrement, des abonnés qui vivent dans les centres jeunesse dans presque tous les cas. Le jeune qui habite avec ses parents et traverse une période difficile est un oiseau plutôt rare.

Les jeunes qui fuguent à répétition ont surtout grandi dans le système depuis leur naissance et ont soif de liberté à l'adolescence. «Souvent, ils veulent explorer, avoir des relations sexuelles, tester leurs limites. La fugue pour nous n'est pas quelque chose de complètement néfaste», explique Caroline Dufour. Un avis partagé par la directrice de la protection de la jeunesse. «Ça a l'air paradoxal, mais les jeunes, même s'ils ont eu des vies difficiles, sont aussi des adolescents comme les autres», explique Michelle Dionne.

Les intervenants évaluent la condition des jeunes après leurs fugues. On leur demande où ils sont allés, les risques qu'ils ont pris, ce qu'ils ont consommé, leurs comportements sexuels, etc.

«Pour plusieurs, la fugue est un moyen d'exprimer leur opposition à leur placement en centres jeunesse», constate Caroline Dufour, qui espère que ces fugueurs réalisent par eux-mêmes les dangers associés à leurs escapades. «On passe vite de la lune de miel à la désillusion dans la rue. On souhaite qu'ils le réalisent», résume-t-elle.

La police aux premières loges

Les deux tiers des dossiers pris en charge par l'organisme Enfant-Retour se soldent par l'intervention des policiers, qui localisent les jeunes en fuite.

Lorsqu'une fugue est rapportée, la police détermine d'abord la priorité à lui consacrer, selon une échelle de A à C, les cas classés «A» nécessitant une action immédiate. «Lors d'un niveau A, on va déployer toutes les ressources pour retrouver les jeunes, incluant la collaboration du milieu familial, des partenaires et même du maître-chien», explique Julie Santerre, la commandante du poste de quartier 35. Ces partenaires incluent les chauffeurs de taxi, la Société de transport de Montréal, Urgences-Santé et les ressources d'hébergement de fugueurs.

«On ne sait pas quelle fugue va mal virer, ça fait partie de l'évaluation du risque», souligne Antonio Iannantuoni, commandant de la Section des enquêtes pour la région nord. Il rappelle que la majorité des fugueurs rentrent par eux-mêmes et que 85 % sont retrouvés en moins d'une semaine. «Les fugues sont soit spontanées ou planifiées. Mais derrière chaque fugue, il y a toujours un message», ajoute la commandante Santerre.

Même courte, la fugue est prise très au sérieux par les policiers. «Avec la prostitution, les gangs de rue et la drogue, impossible de banaliser la fugue en parlant de trip de jeunesse», indique Antonio Iannantuoni.