Le controversé chantier de la Romaine est-il en train d'étouffer Havre-Saint-Pierre? Une nouvelle étude consultée par La Presse laisse croire que oui. Depuis l'ouverture du plus grand chantier au Québec, rien ne va plus dans la petite ville côtière, qui vit pour la première fois de son histoire des problèmes de prostitution et d'itinérance, et où le décrochage scolaire, le coût de la vie et la pénurie de logements ont atteint des sommets.

«On n'a jamais reçu autant de demandes d'hébergement de crise.»

Le seul organisme de Havre-Saint-Pierre qui offre des lits d'urgence est débordé. Jusqu'à récemment, ceux qui frappaient à la porte de l'Espoir de Shelna le faisaient pour fuir un conjoint violent ou un conflit familial. Mais depuis l'ouverture, en 2009, du plus important chantier de construction de la province à 50 km du village, c'est parce qu'ils n'ont littéralement nulle part où dormir que de plus en plus de gens demandent de l'aide.

«Le monde pense qu'on est le Klondike, dit en soupirant la directrice de l'organisme, Mylène Lajoie. Ils viennent ici en croyant qu'ils vont trouver un logement pas cher et qu'ils vont travailler à 35$ de l'heure à la Romaine. Ce n'est pas vrai. Au bout de quelques semaines, ils n'ont plus d'argent et ils sont obligés d'être hébergés d'urgence, parce qu'ils n'ont rien d'autre. Souvent, ils n'ont même pas assez d'argent pour retourner chez eux.»

De mal en pis

Le visage de la petite communauté isolée s'est transformé depuis que 2000 ouvriers ont débarqué dans les camps de travail d'Hydro-Québec.

Dans la population, la grogne est palpable. On reproche au gouvernement de ne pas avoir prévu le coup. Québec avait promis mer et monde aux quelque 3000 citoyens de Havre-Saint-Pierre. Ils attendent toujours. Pendant ce temps, les problèmes sociaux et économiques se multiplient, révèle une vaste analyse de l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

Ainsi, un commerce de services sexuels et de drogue aurait fait son apparition, indique le rapport consulté par La Presse. Un virage à 180 degrés pour une ville «qui n'a même pas de bar de danseuses», note le directeur général Danys Jomphe.

Là n'est toutefois pas le plus important souci des citoyens. C'est que le chantier a des impacts directs sur leur qualité de vie. «Disons qu'il y a beaucoup de négatif», confie Marie-Ève Flowers, directrice du centre de la petite enfance.

Elle en sait quelque chose. Cet hiver, elle devra payer l'entrepreneur en déneigement deux fois le prix pour qu'il ramasse la neige sur le terrain de la garderie. «C'est ça ou on devra le faire nous-mêmes. Lui, il n'a pas le choix de payer ses employés plus cher. Sinon, ils vont aller travailler à la Romaine.»

Même problème pour embaucher un plombier ou un peintre. «Les services pour effectuer de menus travaux sont pratiquement inexistants, sinon les coûts ou le temps d'attente sont prohibitifs. Le peu d'entrepreneurs qui restent ne fournissent pas à la demande», a constaté l'INSPQ. Ainsi, l'Espoir de Shelna a dû patienter durant plus de cinq mois pour qu'un important bris à la conduite d'eau principale de son immeuble soit réparé.

De l'attente, il y en a aussi à l'hôpital. Aux urgences, avec un bassin de 2000 patients supplémentaires, le temps d'attente est passé de 30 minutes à plusieurs heures. L'infirmière et les médecins embauchés au chantier par Hydro-Québec ne suffisent nettement pas.

«Et laissez-moi vous dire que je ne vais pas à la pharmacie le dimanche [jour de congé pour les ouvriers]. C'est la folie», dit Marie-Ève Flowers.

Gare au décrochage

Autre problème: le taux d'obtention de diplôme avant l'âge de 20 ans a chuté dès l'ouverture du chantier, passant de 79% en 2008 à 65% en 2009. Selon la commission scolaire de la Moyenne-Côte-Nord, les jeunes commencent à travailler très tôt, souvent dès l'âge de 13 ans. La majorité des élèves de l'école secondaire ont actuellement un emploi. «Ce ne sont pas les emplois offerts en raison du projet Romaine, mais plutôt les emplois liés aux postes laissés vacants par les gens partis travailler sur le chantier», dit le rapport de l'INSPQ.

Partout en ville, le manque de main-d'oeuvre est criant. «Le roulement de personnel est si grand que je n'arrive même pas à savoir combien d'employés différents sont passés chez nous dans les dernières années», raconte la propriétaire de l'épicerie, Karine Vignault.

Quelques avantages

Mais tout n'est pas noir. Dans cette région très loin des grands centres, l'exode des jeunes vers la ville a ralenti. «Le secteur de la construction profite d'une croissance remarquable et le marché de l'emploi est en effervescence», dit l'étude.

«Auparavant vulnérable et en situation de relative dépendance économique à l'égard du gouvernement, la Minganie s'est peu à peu transformée en un lieu trépidant d'opportunités de toutes sortes.»

Les années fastes qu'on attendait ne viennent toutefois pas aussi vite que prévu.

De nouveaux problèmes à régler à Havre-Saint-Pierre

À Havre-Saint-Pierre, c'est toute la vie qui a été chamboulée par le chantier de la Romaine. Des rendez-vous médicaux aux places en garderie, en passant par le salaire minimum et l'accès à un mécanicien.

300 km pour un mécanicien

Les automobilistes qui tombent en panne à Havre-Saint-Pierre doivent parcourir les 300 km qui les séparent de Sept-Îles pour faire réparer leur voiture. Il ne resterait qu'un mécanicien en ville, et le délai d'attente est de 90 jours, selon Patrice Lebrun, qui travaille pour la seule entreprise de remorquage du coin. Son entreprise demande 450$ pour faire le trajet de trois heures. «Normalement, c'est 500$, mais on le fait moins cher.»

Quatre ans pour une place en CPE

Quelque 190 enfants sont sur la liste d'attente du seul centre de la petite enfance de la ville, malgré un agrandissement qui a permis en 2012 d'accueillir 31 nouveaux bambins. Le délai d'attente atteint plusieurs années. Selon la directrice, Marie-Ève Flowers, certains parents ne peuvent retourner sur le marché du travail parce qu'ils n'ont personne pour s'occuper de leur enfant. «Il y en a qui n'auront jamais de place, dit-elle. C'est la triste réalité. Le pire, c'est que Québec n'avait pas prévu ça quand on a ouvert le chantier.»

1000$ pour un logement

Il faut payer entre 900$ et 1000$ par mois pour un logement de quatre pièces à Havre-Saint-Pierre, et environ 1200$ pour un cinq pièces. C'est plus que dans bien des quartiers de Montréal. Pour louer une maison, il faut prévoir 1500$. La ville ne compte actuellement que 50 logements sociaux, dont 24 places pour des familles et 26 pour des personnes âgées.

Le prix du panier explose

Conséquence directe de la hausse du coût de la main-d'oeuvre, le coût de la vie grimpe en flèche dans la petite ville. Par exemple, le prix du panier d'épicerie a augmenté de 30% dans le seul marché d'alimentation.

Des employés volatils

En deux ans, la maison des jeunes a vu passer 28 animateurs différents. Alléchés par des emplois mieux rémunérés, ils quittent leur poste dès qu'ils le peuvent. Remplacer les personnes en congé de maternité est aussi devenu un véritable défi, et pas seulement à la maison des jeunes. Le salaire minimum dans la ville est d'ailleurs récemment passé à 15$, contre 10,15$ pour le reste du Québec. Il est tout simplement impossible de trouver des employés pour moins cher.

Plus de malades, plus d'attente

Entre 2008 et 2012, le nombre annuel de visites aux urgences et à la clinique sans rendez-vous du Centre de santé a augmenté de 30%, passant de 8172 à 10 901. Au cours de la même période, le nombre d'ouvertures de dossiers a bondi de 57%. Un nombre croissant de dossiers a été ouvert pour des non-résidants de la région, ce qui signifie que des travailleurs de la Romaine utilisent régulièrement les services de santé, même s'ils en ont dans le chantier.