Les routes 137 en Montérégie et 158 dans Lanaudière ont beaucoup en commun. Véritables «tueuses en série», elles comptent à elles seules 64 morts en six ans et figurent parmi les plus dangereuses du Québec. Les automobilistes vont jusqu'à faire des détours pour ne pas les emprunter. Pendant ce temps, citoyens, élus et familles de victimes qui militent pour des modifications de tracé ou de configuration ont l'impression de parler à un mur.

Courbes meurtrières

Les gens du coin la surnomment la «tue-monde». Elle est parsemée de croix de chemin. Selon un coroner, l'une de ses courbes est «très dangereuse». Mais Québec a choisi de ne pas modifier son tracé pour l'instant. Et cette tueuse en série continue de faire des victimes.

La «tue-monde», c'est la route 137, dans l'est de la Montérégie. Sa succession de courbes longues et prononcées, entre Sainte-Cécile-de-Milton et Saint-Dominique, en fait l'un des tracés les plus dangereux du Québec, selon la compilation faite par La Presse des données de la SAAQ sur les accidents mortels et avec blessés graves survenus dans l'ensemble de la province (voir carte interactive). 

Les statistiques donnent froid dans le dos. Dans la seule courbe située à la hauteur du 6e Rang, il y a en moyenne un mort par an*. Sans compter les nombreux accidents avec blessés graves.

Familles brisées

Au-delà des chiffres, il y a des familles brisées comme celle de Sophie Potvin.

La jeune femme de 19 ans s'est tuée après avoir perdu la maîtrise de sa Tercel à la sortie de la courbe du 6e Rang, en janvier 2009.

Sa voiture a dérapé à deux reprises avant de terminer sa course dans la voie inverse contre un autobus scolaire. Ni l'alcool, ni la drogue, ni la témérité ne sont en cause.

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Le coupable

Le coupable, ici, c'est la configuration de l'intersection. Le coroner Louis-Jean Roy, qui a mené l'enquête, l'a qualifiée de «très dangereuse».

«Que ce soit en direction nord ou sud, il y a une illusion d'optique qui se crée en arrivant dans la courbe, car le 6e Rang commence à cet endroit et donne l'impression que la route 137 continue tout droit, et ce, dans les deux sens», explique le coroner Roy. 

Et ce n'est pas le seul problème. «Il arrive à plusieurs occasions durant la période hivernale que la route 137 soit pratiquement entièrement dégagée et que l'on roule sur l'asphalte, poursuit le coroner. En revanche, sous l'effet combiné du vent et de la neige, toute la courbe, à la hauteur du 6e Rang, se couvre d'une légère neige et même de glace. De plus, la courbe est longue et très prononcée, à près de 90 degrés.»

Les parents de Sophie Potvin sont convaincus que la mort de leur fille aurait pu être évitée. «Je vis dans la région de Saint-Hyacinthe depuis 25 ans. Le problème de la 137 est connu depuis longtemps. Ma fille ne serait pas passée par là si elle avait pu l'éviter», explique le père, Jean-Pierre Potvin. 

L'été, la situation ne s'améliore guère: la vue des automobilistes est obstruée par le maïs qui pousse dans le champ en bordure de la courbe. Résidante du 6e Rang depuis 30 ans, Françoise Dufresne ne sait plus à quel saint se vouer pour que le problème soit corrigé. «C'est tellement dangereux. Assez pour dire à mes enfants et mes petits-enfants de venir nous rendre visite le moins souvent possible durant l'été, dit la septuagénaire. On passe toujours là les fesses serrées.»

«Ça prend quoi, un autre Mégantic?»

Mme Dufresne n'est pas la seule à s'être plainte au fil des ans. Paul Sarrazin, qui a été maire de Sainte-Cécile-de-Milton six ans durant, a multiplié les cris du coeur pour convaincre Québec de modifier le tracé de cette route provinciale. «Ça prend quoi? Une hécatombe comme à Mégantic, pour que le gouvernement bouge? se demande M. Sarrazin. On dirait qu'au Québec, un mort de temps en temps, ce n'est pas assez. On réagit quand il est trop tard.» 

Deux ans après la mort de Sophie Potvin, Transports Québec a amélioré l'éclairage, la signalisation et le marquage au sol. Mais la courbe n'a pas été corrigée. Cela aurait été beaucoup plus onéreux. 

«Le MTQ prend très au sérieux les recommandations du coroner, assure sa porte-parole pour la direction de l'est de la Montérégie, Stéphanie Langelier. Il arrive parfois qu'avant d'effectuer des travaux majeurs, des interventions de moindre envergure pouvant être réalisées à court terme et qui entraînent des améliorations importantes quant à la sécurité des usagers de la route soient mises en application.» D'autres correctifs seront apportés dans le secteur dans les prochaines années, précise la porte-parole de Transports Québec.

Poudre aux yeux

Les parents de Sophie Potvin, eux, croient que c'est de la poudre aux yeux. La 137 restera toujours aussi dangereuse tant que ses courbes ne seront pas corrigées, dénoncent-ils. La preuve: une mère et sa fillette de 4 ans se sont tuées sur la route 137 en janvier dernier dans une courbe située à un jet de pierre de celle du 6e Rang. 

«Si ça avait été réglé depuis quatre ans, peut-être que cette femme-là et sa fille seraient vivantes aujourd'hui. Ce serait une autre famille qui ne serait pas déchirée», dit en sanglotant Marielle Lacasse, la mère de Sophie Potvin.

* Données fournies par la SAAQ sur les accidents mortels et avec blessés graves survenus de 2006 à 2011.

«La route de la mort»

Des accidents, Christian Marchand, chef des pompiers volontaires du village de Saint-Jacques-de-Montcalm, en a vu des dizaines. Bien plus, en fait, qu'il n'a vu d'incendies.

«Quand on nous appelle, c'est que ça a frappé fort, dit l'homme. C'est parce qu'ils ont besoin des pinces.»

L'an dernier, son équipe et lui sont intervenus sept fois. L'année précédente, ils avaient été appelés trois fois. Toujours sur une portion d'à peine 5 km de la route 158 qui traverse le village comme une vilaine cicatrice.

Dans la région, on la surnomme «la route de la mort». Avec raison. Bien qu'elle ne soit longue que de 122 km, la route 158 est parmi celles qui comptent le plus d'accidents au Québec. Entre 2006 et 2011, elle a fait 51 morts, dont un bébé, et 129 blessés graves.

«Les gens sont inquiets. Ils font des détours pour ne pas passer par là», raconte la directrice générale de Saint-Jacques, Josée Favreau.

Christian Marchand aussi est inquiet. «Chaque fois qu'on reçoit un appel, j'ai peur de connaître une des victimes. Le matin où ça va arriver, je ne sais pas comment mes gars vont réagir.»

À ses deux filles adultes, il répète inlassablement d'emprunter un autre chemin pour sortir du village. «Elles me trouvent fatigant, mais je ne peux pas m'en empêcher. J'en ai vu, des corps.»

Il y a eu ceux du petit Anthony, 7 mois, et de son père Frédéric, 23 ans, morts en 2007 dans un face-à-face avec un poids lourd et qui hante toujours le pompier. «Les enfants, c'est toujours plus difficile», souffle-t-il. Dans le coffre de la voiture démolie, il avait trouvé des serviettes et des maillots. «Comme s'ils s'en allaient à la plage», dit-il.

Depuis la tragédie, deux petites croix blanches décorées d'un drapeau de la France, pays d'origine du père disparu, rappellent la tragédie. «Pour les parents de Frédéric, c'est encore très difficile. C'était leur seul enfant», raconte la tante du jeune homme, Huguette Collin, qui habite la région. Cinq ans après le drame, ils n'ont toujours pas trouvé la force de lire le rapport du coroner qui a enquêté sur les morts.

Puis il y a eu, l'année suivante, le terrible accident de moto qui a laissé trois résidants du village voisin de Saint-Esprit lourdement handicapés. Ça aussi, Christian Marchand s'en souvient.

«La police nous avait prévenus de ne pas y aller si on avait le coeur sensible. Ce n'était pas beau à voir.»

Il était 22 h. Un automobiliste de 18 ans venait de heurter quatre motocyclistes en voulant éviter un autre véhicule. Benoit Bocage, qui ouvrait le convoi, a eu la jambe sectionnée. Les médecins ont aussi dû lui amputer un bras. Sa conjointe Diane Côté et sa belle-soeur Suzanne Drouin ont pour leur part été opérées plusieurs fois et marchent aujourd'hui très difficilement à l'aide de béquilles ou d'une canne. «Nos vies sont hypothéquées à jamais», dit Mme Drouin.

Changements demandés

Voilà plusieurs années que la municipalité de Saint-Jacques-de-Montcalm se bat pour que le ministère des Transports du Québec (MTQ) modifie la route 158. Les élus ont notamment demandé qu'un feu de circulation soit installé à l'intersection où ont été blessés les motocyclistes et qui a été le théâtre de sept accidents graves en cinq ans. Québec a d'abord refusé sous prétexte, selon Josée Favreau, qu'un feu allait « ralentir le trafic ».

Puis, un feu temporaire a été installé pour sécuriser une zone de travaux. Même si les accidents et les accrochages ont diminué, le MTQ avait prévenu qu'il serait enlevé à la fin du chantier.

Québec s'est récemment ravisé à la suite des demandes de la Ville. Au moment de mettre sous presse, les élus n'en avaient pas été formellement avisés.

Saint-Jacques-de-Montcalm souhaite aussi que la route soit élargie pour limiter les risques de face-à-face. «Il y a assez de véhicules pour ça et toutes les expropriations sont déjà faites depuis longtemps, dit Mme Favreau. Mais le MTQ nous a dit que notre route n'était pas une priorité d'ici cinq ans.»

«C'est une route à double sens, mais sa géométrie correspond aux normes», répond Isabelle Doyon, porte-parole du MTQ. Le débit journalier de 14 700 véhicules par jour, contre 9000 en l'an 2000, ne dépasse pas la capacité de l'infrastructure, dit-elle. «Le taux d'accidents a diminué depuis les dernières années, puisque le nombre s'est maintenu malgré la hausse du débit.»

Aucun projet de réaménagement de la route 158 n'est prévu. Certains correctifs ont toutefois été apportés au cours des dernières années, dont l'installation de feux de circulation et l'ajout de glissières de sécurité au milieu de la route dans une courbe. Ce n'est pas assez, selon les citoyens. L'installation d'un radar photo est à l'étude.

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