Il a été décrit comme un «empereur», un «titan» du monde des affaires. Il a été une inspiration pour la quasi-totalité des gens d'affaires québécois. L'homme le plus riche du Québec, le mécène généreux et discret, l'éminence grise qui tutoyait les premiers ministres et les grands de ce monde, s'est éteint mardi soir à l'âge de 86 ans, dans son domaine de Sagard, dans Charlevoix.

Le décès de celui qui a tenu les rênes de Power Corporation pendant presque 30 ans a provoqué une onde de choc au Québec, un déferlement de réactions, tant dans le monde politique que dans la communauté des affaires.

L'Assemblée nationale a adopté une motion unanime pour lui rendre hommage. «Le Québec perd l'un de ses plus grands bâtisseurs», a déclaré la première ministre Pauline Marois. «On se souviendra de M. Desmarais comme d'un chef d'entreprise unique», a dit le premier ministre canadien Stephen Harper.

Le monde des affaires était aussi en deuil. «C'était le plus grand entrepreneur francophone de l'histoire canadienne», a déclaré le PDG de la Banque Nationale, Louis Vachon. «Il a fait rayonner le Québec partout dans le monde», a ajouté Laurent Beaudoin, PDG de Bombardier. «Un grand homme», a dit le président de la Caisse de dépôt Michael Sabia. «Des gens de cette stature, il n'y en a pas beaucoup», a déclaré Guy Crevier, président et éditeur de La Presse, propriété de Power Corporation.

M. Desmarais «s'est éteint paisiblement, entouré de ses proches», a indiqué la famille Desmarais par voie de communiqué hier matin. Ses funérailles, qui se tiendront dans la plus stricte intimité, seront célébrées au cours des prochains jours. Elles seront suivies d'un service commémoratif.

L'homme de 500 milliards

La spectaculaire ascension de Paul Desmarais dans le milieu des affaires commence au début des années 50. Alors étudiant en droit, il propose à son père d'acheter l'une de ses sociétés, la Sudbury Bus Lines, qui transporte les ouvriers au site de la société minière Inco. L'entreprise est lourdement endettée.

La transaction se conclut pour un dollar.

Paul Desmarais devient ainsi l'heureux propriétaire de 18 autobus, dont 7 ne peuvent même plus rouler. Peu après, le jeune homme de 23 ans, vêtu d'un blouson de cuir, débarque dans le bureau du chef comptable de l'entreprise. «Qu'est-ce que tu fous là?», lui demande l'homme, en anglais. «Je suis le nouveau président de la compagnie», répond Desmarais.

À la même époque, à bord des autobus de la Sudbury Bus Lines, il fait une autre conquête, capitale dans sa vie: il gagne le coeur de celle qui deviendra sa femme, et avec qui il aura quatre enfants, Jacqueline Maranger. «Je n'ai jamais vu de ma vie d'homme d'amour aussi profond», témoigne l'ex-premier ministre du Canada, Brian Mulroney, un intime du couple.

Mais le jeune président ne tarde pas à manquer de liquidités. Il peine à payer ses chauffeurs. Il va voir le président d'Inco «dans son bureau de grand seigneur», raconte-t-il en 2008 au magazine Le Point, et le convainc d'allonger 50 000$ pour démarrer son plan d'affaires.

C'est le début de l'aventure qui en fera un magnat de la finance, un des rares francophones à avoir réussi à percer le plafond de verre construit, à l'époque, par la communauté d'affaires anglophone.

«Comme Québécois, je devais réussir. Parce qu'un homme d'affaires canadien-français qui a du succès, ça démolit l'argument des séparatistes, qui disent que le succès est impossible au Canada pour un francophone», déclare-t-il à son biographe Peter C. Newman. «Ce n'est pas la langue qui mène les affaires, c'est le cash», ajoute-t-il.

D'acquisition en acquisition, il bâtit son empire. Après avoir pris le contrôle de la Corporation des valeurs Trans-Canada, dont le portefeuille immobilier inclut l'hippodrome Blue Bonnets et les magasins Dupuis Frères, il rentre chez lui et dessine l'organigramme de sa future entreprise sur un sac en papier brun.

«Et c'est exactement ce qui s'est passé», raconte Robert Guy Scully, qui a suivi Paul Desmarais au cours des 15 dernières années pour réaliser un documentaire en 12 épisodes, L'architecte.

Le chasseur d'aubaines

En 1968, Paul Desmarais met la main sur Power Corporation. Dans le portefeuille de cette société qui bat de l'aile, il y a des perles: la Canada Steamship Lines, la société papetière Consolidated-Bathurst et la Dominion Glass, la principale verrerie du pays.

Sa stratégie est toujours la même: celle du chasseur d'aubaines. Il achète des entreprises au meilleur moment possible, fait augmenter leur valeur, puis les revend au meilleur prix. Pour cela, il faut «du flair, de l'audace et des nerfs solides», résume Claude Picher, l'un des rares journalistes à avoir obtenu une entrevue avec Paul Desmarais.

Au fil des ans, l'empire Power Corporation, dont les actifs s'élèvent à plus de 500 milliards, s'est étendu au monde entier. Avec l'industriel belge Albert Frère, fidèle partenaire d'affaires, il acquiert des participations dans plusieurs multinationales européennes, comme le cimentier Lafarge, la pétrolière Total, le producteur de spiritueux Pernod-Ricard.

En pleine guerre froide, il devient un pionnier du commerce avec la Chine communiste. À l'invitation de Pierre Elliott Trudeau, il participe en 1978 à la première mission d'affaires canadienne en Chine et fonde le Conseil commercial Canada-Chine.

«Comment avez-vous fait pour si bien réussir?», demande le magazine Le Point à celui dont la fortune personnelle s'élève à 4,5 milliards. «Je ne sais pas. J'ai saisi les opportunités qui se présentaient.»

Le politicien de l'ombre

Le succès en affaires de Paul Desmarais est proportionnel à son influence politique au Canada, et bien au-delà. Celui que le quotidien The Globe and Mail décrit comme «le francophone le plus influent au Canada» a fréquenté de près pratiquement tous les premiers ministres du Québec et du Canada.

Ardent fédéraliste, il a pesé de tout son poids, lors des deux référendums sur la souveraineté, pour que le Québec demeure au sein du Canada. Il a résumé sa pensée sur l'indépendance du Québec en une phrase lapidaire dans l'entrevue au Point. «Si le Québec se sépare, ce sera sa fin.»

Mais son influence était loin de se limiter au Québec. Dans son luxueux domaine de 22 000 acres et 32 lacs, à Sagard, dans Charlevoix, il a reçu les grands de ce monde pour la chasse au faisan: George Bush père, Bill Clinton, le roi d'Espagne Juan Carlos, les riches industriels français Serge Dassault et Bernard Arnault, l'écrivain Maurice Druon, et celui qui est devenu un ami intime de la famille Desmarais, l'ex-président français Nicolas Sarkozy.

«Si je suis président de la République, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais», déclare Nicolas Sarkozy en 2008, lorsqu'il lui remet la grand-croix de la Légion d'honneur, la distinction suprême de l'ordre.

Cette proximité avec les plus grands en a fait un ambassadeur puissant pour le Québec. «Parler à Paul Desmarais, ça vaut 15 délégués du Québec à l'étranger», disait l'ex-premier ministre Robert Bourassa, qui sollicitait très fréquemment ses conseils.

«Il a été un grand homme d'État dans les coulisses», résume Robert Guy Scully. Pourquoi n'avoir jamais fait le saut en politique active? «Un politicien sait qu'un beau jour il va perdre, ce qui équivaut à une faillite, répondait M. Desmarais. Moi, je veux être un homme d'affaires, si je fais faillite, ce sera ma faute.»

L'homme qui aimait les arts

Paul Desmarais aimait dessiner. Il a esquissé lui-même les plans de sa maison de Sagard, inspirés d'une villa vénitienne. «Il avait un instinct d'architecte. Il pensait comme un architecte», dit Robert Guy Scully.

Cet instinct a probablement alimenté sa passion pour les arts, qui ne s'est jamais démentie. L'homme a bâti l'une des plus prestigieuses collections de peintres canadiens: Lemieux, Molinari, Krieghoff et, surtout, Riopelle. Pour le siège social de Power Corporation, il a demandé au peintre Claude Le Sauteur de réaliser quatre fresques monumentales.

Paul Desmarais et son épouse Jacqueline ont été des mécènes aussi généreux que discrets. «C'est la famille la plus généreuse au Canada. Et ils ne veulent jamais être nommés. Ils le font par conviction», dit Guy Crevier.

«La liste des artistes qu'ils ont soutenus de manière discrète et raffinée est impressionnante. Qu'on pense à Yannick Nézet-Séguin, qui est aimé par cette famille, qu'on pense à Marc Hervieux, à Robert Charlebois, je pourrais vous en nommer des dizaines», souligne le pianiste Alain Lefèvre.

Ironiquement, celui que tout le monde décrit comme un géant était avant tout d'une authentique humilité, relate Robert Guy Scully.

À une occasion, après plusieurs heures de tournage, l'homme d'affaires s'était demandé à voix haute à quoi allaient bien servir toutes ces images. «Qui va s'intéresser à cela?», s'était-il interrogé.

Quand Scully lui a répondu que la série serait probablement très suivie, sa réplique, dictée par la modestie, a été sans appel.

«Alors on arrête ça. Tout de suite.»

Le parcours fulgurant d'un visionnaire

4 janvier 1927

Paul Desmarais naît à Sudbury, en Ontario.

1950-1952

Il prend le contrôle pour la somme symbolique de 1$ de l'entreprise familiale Sudbury Bus Lines 

et la redresse.

1968

Paul Desmarais prend la direction de Power Corporation du Canada, qui détient notamment

La Presse.

1978

Paul Desmarais fait son premier voyage commercial en Chine, à l'invitation du premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau. Il devient président fondateur du Conseil commercial Canada-Chine.

1986

Avec le gouvernement libéral de Robert Bourassa, la Société d'investissement jeunesse, un projet

de Paul Desmarais, est lancée.

1996

Paul Desmarais quitte ses fonctions à Power Corporation du Canada et laisse les rênes

de son entreprise à ses fils Paul, jr et André.

1998

La famille Desmarais inaugure une unité coronarienne au centre hospitalier de La Malbaie.

2008

Paul Desmarais est fait grand-croix de la Légion d'honneur par le président français Nicolas Sarkozy.