Six heures quinze au métro Longueuil un matin de juin et déjà, la chaleur est suffocante.

Une trentaine de personnes font le pied de grue autour d'autobus scolaires jaunes déglingués garés en retrait sous le pont Jacques-Cartier, dans un stationnement de gravelle.

Ils attendent de monter dans le bus pour aller travailler sur des terres agricoles de la Montérégie. À l'aide d'une carte délivrée par la coopérative Agri-Job, ils peuvent être transportés vers leur lieu de travail, qui varie selon les besoins. Une semaine à ramasser des fraises à un endroit, une semaine les framboises à un autre, etc.

Ils habitent Montréal pour la plupart et se rendent en métro jusqu'à la station Longueuil. Il y a presque autant de femmes que d'hommes et ils sont d'origine africaine ou haïtienne pour la majorité. Des femmes avec des boubous et vêtements colorés, des hommes vêtus de bonnets en laine et chandails chauds même s'il fait déjà 300C, et un intense brouhaha autour du responsable d'Agri-Job, débordé.

Ce dernier se promène avec une liste sur lequel il biffe le nom des travailleurs choisis. «Je suis capable de lire tout seul!», lance-t-il sèchement à ceux qui tentent de l'aider à identifier leur nom sur la liste.

Ceux dont le nom n'y figure pas sont invités à patienter en retrait sur un muret de béton. Une femme se présente pour jeter sa cannette de 7up vide dans la poubelle, se ravise en voyant une dame au visage fripé assise sur le muret. «Veux-tu l'avoir?»

Les autobus s'élancent finalement vers trois destinations différentes. Le nôtre met le cap sur la bleuetière Le Rêve bleu située à Saint-Damase, près de Saint-Hyacinthe.

Un chien jappe après l'autobus dès qu'il s'engage sur le chemin vers la ferme.

Dès notre arrivée, plusieurs passagers - les habitués - se dirigent machinalement vers les tables de pique-nique situées au bout du terrain. On y pose nos sacs et on change de vêtements. La plupart optent pour des vêtements longs et des bottes de travail, malgré la chaleur. Quelques femmes ne se formalisent pas de la présence des hommes et exhibent leurs seins nus en changeant de chandail.

Au travail

Et le travail commence. Les cueilleurs s'emparent d'un grand seau blanc et s'enfoncent les uns derrière les autres dans les champs. Des superviseurs disposent les gens côte à côte devant les plants. Il faut «nettoyer» ces plants sur une largeur d'environ deux pieds avant de se déplacer.

À deux mains dans les plants fraîchement arrosés, on ramasse. Les bleus seulement. Petits et grands. L'objectif du jour: 55 livres de bleuets, soit environ cinq seaux remplis aux trois quarts. «Ne te décourage pas, lorsque le fond est rempli, ça monte vite», encourage un voisin habitué.

La ferme doit fixer des objectifs depuis que les travailleurs sont payés à l'heure. On offre le salaire minimum et un bonus de 1$ la livre excédant l'objectif fixé. Ceux qui ramassent moins que le barème prédéterminé se font avertir puis congédier s'ils récidivent trop souvent. «Certains ramassent 20 livres et reçoivent autant que les autres, ce n'est pas juste sinon», justifie une employée.

Les rares visages blancs, dont ceux de quelques ados de la région, détonnent au milieu des travailleurs engagés. Si le silence règne en matinée, les langues se délient à mesure que le soleil grimpe dans le ciel. Et tout y passe: l'inaction de la communauté internationale vis-à-vis de la situation en Syrie, le travail et la religion.

Une poignée d'hommes d'origine africaine débattent du fait que les métiers d'hommes se font de plus en plus rares. «Aujourd'hui, elles font pareil que nous!», semble se scandaliser l'un d'eux, ce qui fait pouffer les femmes autour.

L'une d'elles passe sa journée à fredonner. Un peu plus loin, un jeune impose la musique hip-hop de son iPod à tout le monde. Personne ne s'en offusque.

Un homme originaire du Mali raconte qu'il aime bien ce métier, lui qui était berger dans son pays. «J'ai choisi de travailler ici parce que je ne voulais pas m'enfermer dans une usine.»

Plusieurs hommes discutent de l'Alberta, sorte d'eldorado pour les travailleurs manuels. L'un d'eux est revenu de Fort McMurray, après y avoir travaillé. «J'ai gagné de l'argent, mais le coût de la vie est trop élevé», explique-t-il.

Plusieurs travailleurs déplorent le fait que les emplois agricoles sont désormais déclarés, ce qui décourage plusieurs personnes à revenir. Ceux qui viennent n'ont pas le choix. Un salaire de misère gagné à la sueur de leur front. Plusieurs sont en couple. Une mère est accompagnée de son fils.

Des querelles éclatent régulièrement pendant la journée. Un cueilleur accuse l'autre d'empiéter sur ses plants et de ramasser les plus gros bleuets. Et comme gros bleuets riment avec seau rempli plus vite, donc plus d'argent, la situation est parfois tendue. Si bien que les surveillants jouent souvent à la police. L'un d'eux - un jeune Haïtien d'origine - règle les conflits en créole, plus parlé que le français ici.

***

Midi, une cohorte de travailleurs va manger. Les autres iront une heure plus tard. Il fait chaud. Personne ne se plaint. Pas question d'aller dîner avec le premier groupe si on est affamé: le surveillant va se fâcher.

Les travailleurs prennent d'assaut les tables à l'ombre. Deux contenants d'eau sont à leur disposition. Les employés en profitent pour faire un saut dans les toilettes chimiques au bout du chemin, d'autres font la sieste ou griffonnent dans un calepin le nombre de livres cueillies jusqu'à présent.

De retour au champ, le soleil darde ses rayons. La cueillette est plus difficile qu'en matinée. La sueur perle sur tous les visages. La femme continue de fredonner, mais on ne l'entend plus. Une autre a décidé de prêcher à voix haute. Elle parle de Dieu qui est tout et de l'homme puni pour son ingratitude et sa faiblesse. Elle harangue avec fougue les travailleurs, tout en cueillant les bleuets. Quelques travailleurs l'écoutent et l'encouragent à coups d'amen. Les autres l'ignorent. Surtout ce jeune homme en train de courtiser avec un certain succès deux adolescentes de la région. Ses efforts font bien rire les travailleurs autour.

La pesée

Lorsque le seau est rempli, les travailleurs peuvent se présenter au comptoir de pesée.

On place les seaux sur une balance et les livres s'ajoutent à celles déjà accumulées depuis le début de la journée.

À la fin de la journée, vers 16h, les travailleurs doivent s'armer de patience devant le comptoir. Plusieurs dépassent et jouent des coudes.

L'employée sermonnera un peu ceux qui ont amassé moins de 55 livres et félicitera les autres. Une femme plaide avoir mal à la tête et dit ne pas vouloir revenir. Elle veut qu'on lui envoie son chèque par la poste. Les autres seront payés jeudi.

Les employés fatigués et sales reprennent alors place dans l'autobus vers le métro Longueuil, environ 12 heures après leur départ.

La plupart reviendront à 6h15 dans le stationnement de fin gravier.

Et après-demain aussi.