Qu'elle soit laissée à elle-même dans la rue ou qu'on lui fournisse un logement et un suivi clinique serré, Ginette Vallée coûte le même prix à la société québécoise: environ 35 000$ par année. Le second scénario, une approche baptisée Logement d'abord, permet cependant de faire chuter le nombre d'arrestations, de désengorger le système de santé et de services sociaux, en plus de favoriser la réinsertion à long terme des sans-abri de la métropole.

Voilà la conclusion du projet de recherche Chez Soi, la plus vaste étude sur l'itinérance et la santé mentale jamais menée au Canada. Le projet, qui a commencé en 2008, a coûté 110 millions et a été mené dans cinq grandes villes canadiennes: Montréal, Toronto, Winnipeg, Vancouver et Moncton.

Traditionnellement, les sans-abri qui veulent obtenir un logement social, subventionné ou supervisé doivent commencer par se prendre en main. Ils doivent souvent cesser de consommer, s'engager à prendre leurs médicaments et passer quelques semaines dans un logement de transition. Comme l'indique son nom, l'approche Logement d'abord vise l'inverse: le logement est la première étape. Puis, on tente de s'attaquer aux autres problèmes avec l'aide de professionnels de la santé et d'intervenants communautaires.

Ginette Vallée a été recrutée il y a trois ans dans une maison d'hébergement pour femmes. Les chercheurs sont carrément allés chercher d'autres participants sous des ponts ou dans la rue.

Enjouée et éloquente, la femme de 50 ans a pourtant connu la misère. Elle a commencé à se droguer à l'adolescence. Elle a connu ses premiers épisodes d'itinérance au début de la trentaine, pour fuir son conjoint qui la battait. Dans la quarantaine, elle apprend qu'elle est bipolaire.

Grâce au projet Chez Soi, elle vit aujourd'hui dans un modeste un et demi qu'elle partage avec ses chattes Sybelle et Pitchounette. Coût: 505$ par mois. Les murs sont tapissés de photos de ses deux fils et de sa fille, aujourd'hui âgée de 29 ans, avec qui elle a perdu contact. Un lit, une petite table, un fauteuil et une causeuse sont les seuls meubles qu'elle possède. Mais Ginette se sent aujourd'hui épanouie. Elle ne consomme plus 24 heures sur 24 et accepte de voir un médecin.

«C'est impossible de comparer la vie que j'ai aujourd'hui à celle que je menais avant, raconte-t-elle. J'ai couché sur du ciment alors qu'il pleuvait. Je me promenais d'un bord pis de l'autre, complètement buzzée. Je me souviens que je ramassais les mégots de cigarette par terre. Maintenant, quand je marche dans la rue et que je vois quelqu'un faire ça, j'ai le goût de brailler. Je vois les filles qui se prostituent sur Sainte-Catherine et j'espère être un exemple pour elles, l'exemple d'une femme qui peut s'en sortir.»

Au Québec, le projet est chapeauté par le CSSS Jeanne-Mance et l'organisme communautaire Diogène. La plupart des 280 personnes recrutées au cours des trois dernières années sont restées dans le projet. Certains ont disparu dans la brume et d'autres sont morts. Quelques participants ont trouvé un emploi.

L'approche Logement d'abord ne fait cependant pas l'unanimité. Des groupes qui militent pour le logement social estiment que l'argent des loyers devrait être investi dans le patrimoine public, plutôt que d'être donné à des propriétaires privés.

«Il existe la conception que les propriétaires privés sont des rapaces. C'est parfois le cas, mais il y en a aussi qui, même s'ils tiennent à leur business ont un bon coeur», explique le directeur de Diogène, Bertrand Gagné. «Pour agir efficacement en itinérance, il faut une pluralité d'outils et je pense que le projet Chez Soi a vraiment fait ses preuves. J'espère que l'on va obtenir du financement non seulement pour continuer avec nos participants actuels cette année, mais aussi pour éventuellement recruter une autre cohorte.»

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Un million pour les itinérants

Immense soupir de soulagement dans les milieux qui se consacrent aux soins aux itinérants: l'Agence de Montréal a décidé, in extremis, de prendre le relais du financement fédéral en reconduisant pour un an plusieurs projets dédiés à sortir les sans-abri de tous âges de la rue et à leur offrir un suivi social intensif. Budget investi: plus d'un million de dollars. Tous ces projets étaient financés, depuis leur création, par le gouvernement fédéral par le biais du Programme de soutien au financement de traitement de la toxicomanie. Or, ces fonds se tarissent le 30 mars prochain. Si l'agence n'avait pas pris le relais, quatre programmes auraient cessé leurs opérations en même temps, ce qui aurait constitué une véritable catastrophe, une sorte de tempête parfaite pour les itinérants montréalais, croyaient plusieurs intervenants du milieu.

Éqiip-SOL

Cette équipe du CHUM (Centre hospitalier de l'Université de Montréal), formée notamment de deux travailleurs sociaux et d'un psychiatre, a suivi de façon parfois extrêmement intensive une centaine de jeunes de la rue, qui présentaient des problèmes de toxicomanie et de santé mentale lourds. «C'étaient des jeunes qui faisaient peur à tout le monde. Personne ne savait quoi faire avec eux», souligne la psychiatre Amal Abdel-Baki. Plusieurs s'étaient fait jeter dehors de toutes les ressources d'hébergement. Sans l'investissement de l'agence, «jamais on n'aurait pu offrir l'intensité qu'on offre présentement», dit Nicolas Girard, travailleur social. L'agence subventionnera le projet pour la prochaine année à hauteur de 210 000$.

EMRII et ESUP

Ces deux projets étaient menés en collaboration avec le Service de police de la Ville de Montréal. La patrouille ESUP, formée d'un travailleur social et d'un policier, agissait dans l'ensemble de l'île de Montréal lorsque les policiers étaient aux prises avec des cas de santé mentale. L'autre unité, dans laquelle travaillaient six agents de police, deux travailleurs sociaux et une infirmière, avait pour mandat de réduire la judiciarisation des personnes itinérantes. L'agence reconduira sa part du financement pour les deux projets: 314 000$.

Chez soi

En 2009, ce vaste projet de recherche fédéral (voir autre texte) avait logé 280 sans-abri dans des appartements privés dans tout Montréal en offrant aux ex-itinérants un suivi social intensif. Pas moins de 210 de ces bénéficiaires ont toujours besoin, quatre ans plus tard, d'une gamme de services plus ou moins étendue. Le gouvernement fédéral a prolongé la subvention au logement (qui représente en moyenne 75% du coût des appartements) pour un an. Du côté du suivi de santé, l'agence s'engage à «n'échapper personne», selon Marc Boutin, coordonnateur santé mentale et dépendance à l'agence. «Ils ne cogneront pas aux portes des CSSS en file, on assure une transition personnalisée, au cas par cas», souligne Lydia Ingenito, directrice des programmes par intérim à l'agence. Le CSSS Jeanne-Mance aura notamment cinq nouveaux postes pour un an afin de suivre pas à pas les bénéficiaires qui en ont besoin. Les CSSS de la Montagne et Lucille-Teasdale créeront quant à eux de nouvelles équipes de suivi intensif. L'agence y consacrera 342 000$ pour la prochaine année.