Aussi rentable et moins risqué que la contrebande de stupéfiants, la vente au noir de tabac connaît une croissance inquiétante dans les établissements carcéraux du Québec. Les détenus trouvent sans cesse de nouvelles façons de passer le tabac derrière les murs des pénitenciers, alors que le prix demandé - avoisinant 10$ pour une simple cigarette - atteint des niveaux astronomiques. Cette activité prend de telles proportions que le gouvernement provincial hésite à interdire la consommation de tabac, craignant d'envenimer la situation. Enquête sur un trafic lourd de conséquences.

L'interdiction de fumer dans les pénitenciers, entrée en vigueur il y a cinq ans, a causé un véritable marché noir du tabac, tellement qu'il supplante maintenant le trafic de stupéfiants dans les prisons fédérales. Cette nouvelle contrebande - très payante pour ses auteurs - serait majoritairement contrôlée par des groupes organisés, selon les agents correctionnels, qui qualifient la situation de préoccupante.

«Pour nous, c'est une préoccupation, car cela a un impact direct sur la sécurité des détenus et de nos membres», s'inquiète Pierre Dumont, président régional du Syndicat des agents correctionnels du Canada, affilié à la CSN.

Depuis que la cigarette est interdite dans les pénitenciers fédéraux, la contrebande de tabac, alimentée par tous les moyens imaginables, ne cesse de prendre de l'ampleur.

À l'intérieur des murs, une maigre cigarette roulée à la main se vend au moins 10$; un paquet, plus de 150$; une blague de tabac, au moins 500$. Et ces chiffres seraient conservateurs. C'est la rareté qui dicte le prix: plus le tabac est rare, plus il se vend cher. En général, les prix sont plus élevés dans les pénitenciers à sécurité moyenne ou maximum que dans ceux à sécurité minimum, où le tabac est plus présent.

«Les prix sont excessifs et les détenus fumeurs moins riches s'endettent. Ils sont incapables de rembourser. Ils se font battre ou menacer. Ils demandent d'aller en protection ou d'être transférés dans un autre pénitencier. Cela a un impact sur leur salaire quotidien, car ils ne peuvent pas travailler, et sur leur suivi dans les programmes. Pour nos agents, les dettes créent des tensions qui mettent en péril leur sécurité. Les impacts sont énormes», déplore M. Dumont.

Crime organisé

La contrebande de tabac est beaucoup moins risquée pour les détenus qui s'y adonnent que le trafic de stupéfiants - et tout aussi payante. «On a entendu dire qu'un détenu se serait fait 6000$ en un été», affirme un agent des services correctionnels.

«J'ai vu des détenus pour lesquels des sommes de 10 000 à 20 000$ ont été déposées dans leur compte, sous forme de mandats bancaires, par de tierces personnes à l'extérieur des murs», ajoute un prisonnier.

Et là où il y a de l'argent à faire, le crime organisé n'est jamais très loin.

Selon Pierre Dumont, ce sont majoritairement des «individus d'influence» ou des groupes organisés qui contrôlent la vente de tabac dans les pénitenciers. «C'est certain qu'un détenu qui réussit à faire entrer du tabac reçoit la bénédiction de quelqu'un qui lui prélève un pourcentage», explique-t-il.

En décembre dernier, La Presse a fait état d'un individu condamné à la suite de la rafle antimafia Colisée, Rodolfo Ignoto, qui a obtenu sa libération conditionnelle, mais qui avait été transféré dans un pénitencier à sécurité moyenne pour contrebande de tabac.

Selon des statistiques obtenues grâce à la Loi sur l'accès à l'information, le pénitencier Leclerc de Laval, dont la position géographique doit être prise en compte, mais où on trouve également une forte concentration de détenus liés au crime organisé, arrive en tête de toutes les prisons fédérales du pays, avec 70 articles de tabac saisis en 2012, comparativement à 49 saisies de stupéfiants.

Les chiffres démontrent également que la contrebande semble plus importante au Québec que dans les autres provinces - même l'Ontario, qui compte pourtant un pénitencier de plus et une population carcérale de 25% plus importante.

«Nous sommes conscients de la situation et nous la prenons très au sérieux», assure Serge Abergel, porte-parole des Services correctionnels du Canada.

«Nous avons mis en place plusieurs mesures, notamment la présence d'agents de renseignement dont le mandat est d'identifier les trafiquants et les acheteurs, d'effectuer les saisies et d'arrêter la contrebande à la source. Nous sommes proactifs et travaillons également en partenariat avec les corps de police», dit-il.

Selon M. Abergel, le Québec est la seule province où il est permis de fumer dans les prisons provinciales, mais interdit dans les pénitenciers. «Cela ne nous aide pas», indique-t-il. D'ailleurs, le Centre régional de réception de Sainte-Anne-des-Plaines, qui accueille tous les condamnés arrivant du système provincial, occupe le deuxième rang des pénitenciers du pays en ce qui a trait aux saisies de tabac en 2012.

Pierre Dumont croit lui aussi que l'une des solutions serait que Québec emboîte le pas. Il milite également en faveur d'un plus grand nombre de patrouilles autour des pénitenciers durant la nuit.

- Avec William Leclerc

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LISTE DE PRIX

EN PRISON

Feuille de papier à rouler 1$

Blague de tabac 500$ à 600$

Cigarette roulée à la main 7 à 10$

Cigarette filtre (plus rare) jusqu'à 15$

Un carton d'allumettes 10$ à 15$

DANS LA RUE

Feuille de papier à rouler 1,5 cent

Blague de tabac environ 20$

Cigarette filtre environ 50 cents

Un carton d'allumettes 4 cents

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NOMBRE DE SAISIES DANS LES PÉNITENCIERS CANADIENS EN 2012

Établissement Leclerc, Qc : 64

Centre régional de réception, Qc : 58

Établissement Frontenac, Ont. : 56

Établissement Donnacona, Qc : 30

Établissement Warkworth, Ont. : 27

Établissement Mission, C.-B. : 26

Établissement Cowansville, Qc : 25

Établissement Drummond, Qc : 24

NOMBRE DE SAISIES DANS LES PÉNITENCIERS DU QUÉBEC EN 2012

Leclerc (Laval) : 64

Centre régional de réception (Sainte-Anne-des-Plaines) : 58

Donnacona : 30

Cowansville : 25

Drummond (Drummondville) : 24

Centre fédéral de formation (Laval): 19

Port-Cartier : 13

La Macaza : 8

Montée Saint-François (Laval) : 8

Sainte-Anne-des-Plaines : 6

Archambault (Sainte-Anne-des-Plaines) : 5

Joliette : 2

Unité spéciale de détention (Sainte-Anne-des-Plaines) : 1