Les détenus la redoutent. Les gardiens aussi. L'aile C de la prison de Bordeaux traîne une réputation de violence et d'anarchie. Et c'est peut-être justifié: selon un témoignage sous serment du chef d'unité de ce secteur vétuste, une centaine d'ambulances sont appelées chaque année à Bordeaux, le plus souvent après des règlements de comptes entre détenus. Incursion dans la jungle.

> Les ailes de Bordeaux

«Bienvenue dans la jungle!» Le gardien blaguait seulement à moitié quand il a accueilli Francis, son sac de vêtements sous le bras, dans l'aile C de la prison de Bordeaux.

Pour le garçon de 21 ans aux traits juvéniles et à la voix mal assurée, c'était un tout premier séjour derrière les barreaux. Un baptême du feu.

«Quand je suis arrivé dans ma cellule, on m'a dit que l'ancien occupant avait mangé des lames de rasoir, puis s'était pendu. Tout un accueil!»

Francis a passé le premier de cinq mois de détention dans l'aile C, un secteur ouvert de 193 cellules dont la réputation de violence et d'anarchie dépasse les murs barbelés de cette prison provinciale du nord de Montréal.

L'aile est réservée aux prévenus, des hommes incarcérés en attendant de leur procès. «Quand tu entres à Bordeaux, il faut que tu passes par le C. Comme c'est plein partout, on y envoie n'importe qui. Tu peux avoir des gars avec des petites causes, des «ballounes», qui côtoient des gros criminels. Tu ne sais pas trop où tu t'en vas. C'est fou», raconte Jimmy Dumaresq, 27 ans.

Il a lui aussi purgé cinq mois à Bordeaux l'an dernier. Contrairement à Francis, il connaissait déjà la maison. «Mais ça n'avait jamais été autant le bordel», dit-il.

«On mélange tout le monde par manque de place. Un gars dont c'est la première sentence, qui va pogner deux mois, se ramasse dans un secteur avec des gangs de rue. Ce gars ne se doute de rien quand il entre là-dedans. C'est sûr qu'il va en sortir avec un traumatisme!»

La surpopulation carcérale crée une pression monstre sur cette aile vétuste, qui n'a pas été conçue pour accueillir des criminels violents, explique Marc, un vieux gardien qui connaît Bordeaux comme le fond de sa poche.

«Quand on a commencé à accueillir des prévenus dans l'aile C, ça ne devait être que des cas légers. Aujourd'hui, on se retrouve avec des meurtriers, des psychiatrisés, la mafia et des gangs de rue. Tout ça dans une wing de 190 gars sur laquelle on n'a pas le contrôle!»

Faux, rétorque Pierre Couture, directeur adjoint du réseau correctionnel de Montréal. Dans la métropole, les prévenus dangereux sont incarcérés à Rivière-des-Prairies. Bordeaux accueille les autres.

«On évalue les prévenus et on les envoie dans le secteur C quand ils ne présentent pas de risques pour les autres, assure-t-il. Je ne vous dis pas qu'il ne se passe jamais rien, cela reste une prison, ce sont des criminels. Il y a des tensions, surtout en prévention; les gens sont plus nerveux quand ils passent en cour. Mais de façon générale, c'est un secteur sécuritaire.»

M. Couture admet toutefois que l'architecture de l'aile C répond mal aux méthodes de garde modernes. Idéalement, l'aile devrait être divisée en plus petits secteurs. Ces travaux majeurs, qui coûteraient des dizaines de millions de dollars, ne semblent pas être une priorité du Ministère.

Pourtant, plus on attend, plus les dommages risquent d'être importants, prévient Stéphane Lemaire, président national du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels. Dans l'actuel climat de surchauffe, dit-il, les gardiens ne savent plus où donner de la tête. Ils gèrent le trafic. Et la réhabilitation n'est plus qu'une vue de l'esprit.

«On place des petits jeunes de 19 ans avec de gros criminels, dénonce M. Lemaire. Comment peut-on espérer les réhabiliter? Ils s'en vont directement à l'école du crime!»

«Il y a des gars qui veulent vraiment se reprendre en main, assure Jimmy Dumaresq. Mais après quelques semaines à ne rien foutre, ils rembarquent dans le système criminel. C'est une question de survie. Un gars qui n'est pas violent quand il entre là, je suis à peu près sûr qu'il sera violent quand il va en sortir...»

La plupart des noms des gardiens et des détenus ont été changés pour leur éviter des représailles.