Jambes écartées et sexe à l'air. Le trait de crayon semble enfantin, mais le dessin est vulgaire. En grosses lettres, son auteur lui a donné un titre: «Karyne».

Karyne Prégent, charpentière et menuisière, était la seule femme du chantier de construction quand elle a trouvé, collé sur la porte des seules toilettes du chantier, ce portrait si cru d'elle.

«Je pensais être immunisée, mais quand c'est des attaques personnelles, ça devient difficile», dit-elle.

Elle a passé 10 ans dans la construction, et elle en a vu de toutes les couleurs. Son CV a déjà été déchiré sous ses yeux par un patron blagueur qui, joignant la parole au geste, lui a lancé: «Oui, oui, chérie, je t'appelle!» Elle a aussi entendu ses collègues dire qu'elle devait sa place à une «fellation au boss». Sans oublier ce fameux dessin.

«Tout ça pourquoi? Parce que je suis une femme et que je veux faire le travail pour lequel j'ai été formée?», s'indigne-t-elle.

Indifférence

L'histoire de Karyne n'a rien d'anecdotique. Les travailleuses de la construction doivent non seulement se battre contre la discrimination systémique à l'embauche, mais survivre au harcèlement psychologique et sexuel dont elles sont victimes, dans l'indifférence parfois générale. Tel est le sombre constat que dresse le Conseil d'intervention pour l'accès des femmes au travail (CIAFT).

Né de trois ans de recherche, étayé par les témoignages de 35 femmes, le rapport Quand la détermination ne suffit pas: la situation des travailleuses de la construction au Québec a été rendu public hier.

«Une minorité de travailleuses de la construction relatent une bonne expérience professionnelle. C'est important de dire qu'il y a de bons syndicats, de bons travailleurs, de bons collègues, mais c'est rare», constate Jennifer Beeman, sociologue et rédactrice du rapport déposé par le CIAFT.

Pas moins de 16 répondantes ont subi des cas de discrimination ou de harcèlement sexuel et psychologique. «Elles connaissent peu leurs droits, et il y a une déresponsabilisation généralisée des syndicats, de la Commission de la construction du Québec (CCQ) et des employeurs», regrette Mme Beeman.

Si le secteur de la construction a connu une très forte croissance depuis 10 ans, les difficultés auxquelles se heurtent les femmes n'ont guère changé. Elles représentent à peine 1,3% de la main-d'oeuvre, pour 2,5% des effectifs entrants dans le métier. Seulement 7% des employeurs de la construction embauchent des femmes.

Si sombre soit-il, ce portrait n'a pourtant rien de nouveau. En 1996, la CCQ a lancé son Programme d'accès à l'égalité des femmes (PAE). Près de 18 mesures volontaires ont été retenues pour améliorer l'embauche et la situation des travailleuses. Ce programme devait porter à 2% la représentation des femmes sur ses chantiers sur un horizon de 10 ans. Or, 15 ans plus tard, on en est toujours loin. «Ça n'a rien changé», estime Jennifer Beeman.

Il y a 10 jours, la CCQ a annoncé la relance de son PAE, avec la mise en place d'une série de consultations auprès des syndicats. Au printemps, un nouveau programme d'accès à l'égalité sera proposé à son conseil d'administration.

Mesures contraignantes

Mais pour le CIAFT, il est temps de passer aux mesures contraignantes, comme la création d'une structure indépendante de soutien dans les cas de harcèlement et d'un programme obligatoire de sensibilisation, ou encore la mise en place d'une structure de formation, de placement et de suivi des femmes qui se destinent à la construction.

Enfin, le CIAFT estime que les projets publics majeurs devraient être obligés d'embaucher au moins 4% de travailleuses.

C'est aussi l'avis d'Isabelle Jacob, soudeuse haute pression depuis près de 20 ans.

«Moi, je paie des impôts. Et quand ça se traduit en bons jobs, je veux aussi y avoir droit. Je ne vois pas pourquoi ce serait juste les gars qui en profitent», lâche-t-elle.

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Les syndicats aussi ont des préjugés

Selon le rapport du Conseil d'intervention pour l'accès des femmes au travail (CIAFT), les travailleuses de la construction doivent se battre non seulement contre les préjugés des employeurs, mais aussi contre ceux de leurs propres syndicats. La syndicalisation est en effet obligatoire dans la construction au Québec. «Mon syndicat m'a dit qu'il ne me ferait jamais travailler, qu'il ferait travailler des pères de famille bien avant moi», a confié l'une des 35 participantes à l'étude.

Fort taux d'abandon

Environ six travailleuses sur dix quittent le domaine de la construction après cinq ans. Les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à quitter l'industrie après y avoir travaillé, et 52% de celles qui l'ont fait ont subi des situations de discrimination, selon la Commission de la construction du Québec. Le contingent s'élève à 2067 femmes en 2011, soit 1,3% de l'effectif total de 160 000 personnes. Il s'agit du plus faible pourcentage parmi les 10 provinces canadiennes. En Alberta, 6% de la main-d'oeuvre est féminine. La moyenne canadienne est de 3%. Au Québec, le nombre de femmes, en valeur absolue, a néanmoins quadruplé en un peu plus de 10 ans, passant de 500 à 2000 travailleuses, de 2000 à 2011.

En chiffre

> 1,3% (pourcentage des femmes dans la construction au Québec. La moyenne canadienne est de 3%.)