Les banques canadiennes refusent de toucher à ses millions. Les entrepreneurs s'associent avec lui à leurs risques et périls. Il dit qu'il a été agent secret en Israël. Ses détracteurs le traitent plutôt de mythomane. Maintes fois discrédité, Ari Ben-Menashe continue malgré tout à signer de juteux contrats avec de nombreux chefs d'État africains. Portrait du plus énigmatique des lobbyistes montréalais.

Le loft du Vieux-Montréal dans lequel Ari Ben-Menashe nous a donné rendez-vous est spacieux, mais sans âme. Les murs sont nus. L'endroit semble inhabité. Normal, explique-t-il: «Ce n'est pas ma maison, c'est l'un des appartements que je possède dans le quartier. Je m'en sers pour recevoir des clients.»

Sa maison, plus vaste encore, est située en bordure de Westmount. Il a «quelques» autres propriétés en ville, laisse-t-il tomber, délibérément vague. Sans compter l'appartement de 7 millions de dollars qu'il s'est payé en 2010 à Manhattan.

Ari Ben-Menashe roule sur l'or. Le plus mystérieux des lobbyistes montréalais signe des contrats avec de riches hommes d'affaires et des chefs d'État africains, à qui il promet de redorer leur image sur la scène internationale pour quelques millions.

«Une bonne idée, ça vaut cher», dit-il avec un sourire énigmatique.

Ses clients semblent y croire. Ils se frottent pourtant à Ari Ben-Menashe à leurs risques et périls. Au fil des ans, plusieurs y ont perdu leur chemise. Et leur réputation.

Arthur Porter

Sa dernière «victime» est le Dr Arthur Porter, ancien directeur général du Centre universitaire de santé McGill (CUSM). Médecin et entrepreneur originaire de la Sierra Leone, il a perdu son poste au CUSM après que ses relations d'affaires avec M. Ben-Menashe eurent été révélées par le National Post, l'an dernier.

Depuis, le Dr Porter - qui fréquentait jadis le gratin politique canadien - est tombé en disgrâce. Soupçonné de corruption, il est en fuite dans les Caraïbes.

Voilà ce qu'il en coûte de faire des affaires avec Ari Ben-Menashe. L'homme est à ce point radioactif.

Il proteste. «M. Porter n'a pas perdu son poste à cause de moi, mais parce qu'on a découvert qui il était vraiment.» Il raconte que son ancien client a tenté de l'entraîner dans ses magouilles. «Il a probablement pensé que j'étais comme lui...»

Il admet traîner une sale réputation. Mais «l'homme de l'infamie», comme il se qualifie lui-même, soutient être victime d'une «fausse perception».

Scandale au Zimbabwe

Morgan Tsvangirai, lui aussi, a payé chèrement sa rencontre avec le lobbyiste.

En décembre 2001, le rival politique du président zimbabwéen Robert Mugabe est tombé dans le piège que lui avait tendu Ben-Menashe en l'invitant à Montréal. Et en filmant leur conversation à son insu.

Ben-Menashe a ensuite expédié l'enregistrement au Zimbabwe, clamant que M. Tsvangirai avait requis ses services pour assassiner le président Mugabe. L'opposant politique a été arrêté sur-le-champ. Accusé de complot et de trahison, il risquait la peine capitale.

M. Tsvangirai a finalement été acquitté en 2004 au terme d'un procès dont le juge a qualifié le comportement du témoin Ben-Menashe de «grossier, peu fiable et méprisant».

Cela n'a pas empêché le lobbyiste de continuer à signer des contrats avec le président Mugabe. Il conserve toujours des liens étroits avec le dictateur.

Voilà au moins un client satisfait.

Un associé en prison

Mais qui est donc Ari Ben-Menashe?

Né à Téhéran dans une famille juive irakienne, il a émigré en Israël à l'adolescence. Là-bas, il a été embauché comme traducteur dans les services de renseignement, selon la version israélienne.

Il raconte plutôt qu'il a été agent de haut vol, conseiller spécial du premier ministre Yitzhak Shamir et témoin d'intrigues dignes des films d'espionnage les plus rocambolesques.

«Tout est dans mon livre!», répond-il lorsqu'on l'interroge sur ses prétendus exploits.

Ses mémoires, Profits of War: Inside the Secret US-Israeli Arms Network, ont été publiés en 1992. Peu après, il a épousé une Montréalaise et s'est installé au Canada. «Voici le livre que les Israéliens ont tenté de stopper, écrit par l'homme dont ils disent qu'il n'existe pas - le livre que la CIA a tenté de saboter», lit-on sur la jaquette.

Olivier Damiron n'y croit pas. «Il s'est inventé un personnage pour s'introduire auprès des gens. Il remet un exemplaire dédicacé de son livre aux hommes d'État qu'il rencontre. Ça les impressionne», dit celui qui a travaillé pour Ben-Menashe chez Carlington Sales, une entreprise d'exportation de céréales.

C'était il y a plus de 10 ans. À l'époque, Ari Ben-Menashe était l'associé d'Alexander Legault, fraudeur américain qui a échappé à la justice de son pays pendant de longues années en se terrant à Montréal. Expulsé en 2008, il est emprisonné en Floride pour avoir soutiré 7 millions de dollars à l'Égypte en échange d'une cargaison fictive de poulets congelés.

Livraisons fictives?

M. Damiron est convaincu que son ancien patron «n'a jamais livré seul un grain de blé de sa vie». Le stratagème, explique-t-il, consistait à cibler des pays du tiers-monde et à exiger des acomptes substantiels pour des livraisons qui ne se matérialisaient jamais.

«Quand les clients appelaient pour demander où était leur blé, il répondait que la livraison était en route, quelque part sur un bateau, histoire de gagner du temps. Au bout d'un moment, le client comprenait qu'il s'était fait avoir», raconte M. Damiron.

«Un jour, Ari m'a même demandé d'acheter du riz dans un dépanneur de la rue Sainte-Catherine, de le mettre dans un Ziploc et de l'expédier au client en lui faisant croire que c'était un échantillon!»

Carlington Sales a déclaré faillite après avoir été poursuivie par une dizaine de clients qui se disaient floués. Certaines poursuites ont été abandonnées, d'autres réglées à l'amiable. À deux reprises, M. Damiron a signé des déclarations sous serment dévastatrices pour son ancien employeur. «Je trouvais inadmissible qu'il vole des millions de dollars à de petits pays qui crèvent de faim.»

Ari Ben-Menashe gère une nouvelle entreprise d'exportation de céréales, Traeger Resources&Logistics. Il nie avoir jamais fraudé. «En 20 ans, il y a eu cinq ou six problèmes, et les gens parlent d'un stratagème. Vous n'entendrez jamais parler des livraisons qui vont bien, pas vrai?»

Largué par les banques

Les grandes banques canadiennes, en tout cas, considèrent les millions de Ben-Menashe comme suffisamment louches pour refuser d'y toucher. En novembre 2011, le lobbyiste s'est adressé à la Cour supérieure pour empêcher la CIBC de fermer ses comptes.

Il a soutenu qu'il ne savait plus où placer son argent parce qu'il avait été «repoussé par toutes les banques majeures du Canada». Il croit faire partie d'une liste de surveillance secrète de «personnes politiquement exposées» dans le monde.

Le juge Jacques Nadeau a rejeté sa requête au motif que rien ne peut forcer une banque à accepter un client. Mais il n'a pu s'empêcher de glisser à l'avocat de Ben-Menashe: «Peut-être y a-t-il une raison pour laquelle votre client se trouve sur une liste noire...»

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Une source viciée

Il n'y a pas que des politiciens et des entrepreneurs qui se soient brûlés au contact d'Ari Ben-Menashe. Plusieurs journalistes - dont le Prix Pulitzer Seymour Hersh - ont perdu des plumes après lui avoir fait confiance. Le coup le plus fumant d'Ari Ben-Menashe est sans doute la «surprise d'octobre». Selon cette théorie, lors de la campagne présidentielle de 1980, l'équipe de Ronald Reagan a comploté avec les Iraniens pour retarder la libération de 52 otages américains après les élections, afin d'assurer la défaite de Jimmy Carter. M. Ben-Menashe était la source du journaliste Craig Unter, le premier à diffuser cette histoire. Deux enquêtes du Congrès ont ensuite conclu que la théorie était fausse. Attaqué de toutes parts, M. Unter a rédigé par la suite un article intitulé «The Trouble with Ari»: «Son analyse astucieuse et ses révélations ahurissantes peuvent remuer même le plus blasé des vieux routiers du Proche-Orient. Mais faites-lui confiance à vos propres risques... Écoutez-le, faites-lui confiance, publiez son histoire mot pour mot - puis asseyez-vous et regardez votre carrière s'écrouler.»