Les Québécois ont signalé, cette année, un nombre record d'enfants battus à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) du Québec. En un an, le nombre de signalements retenus a augmenté de 10%. Cette hausse pèse sur le système de protection de la jeunesse, déjà aux prises avec des situations familiales de plus en plus complexes.
La Presse a appris que, du 1er avril 2011 au 31 mars 2012, 6889 signalements ont été jugés suffisamment fondés pour susciter une évaluation approfondie. Ce sont 641 signalements de plus que l'an dernier et plus d'un millier de plus qu'il y a 3 ans.
À Montréal, le nombre d'enfants victimes de sévices signalés à la DPJ a pratiquement doublé depuis 10 ans.
Selon le dernier rapport annuel du centre jeunesse de Montréal, que La Presse a obtenu avant sa publication officielle, 1209 signalements de mauvais traitements ont été retenus en 2011-2012, comparativement à 1102 l'année précédente. Depuis un an, à Montréal, on note donc une hausse de 10% des signalements de sévices corporels retenus, alors que le nombre total de signalements, toutes raisons confondues, demeure inchangé (4234 signalements en 2010-2011, 4283 signalements en 2011-2012).
À l'inverse, les signalements pour abandon, risque sérieux de négligence et troubles de comportement ont diminué de manière significative depuis l'an dernier.
Fragilisation du tissu social
L'augmentation de la proportion des signalements de sévices physiques par rapport au nombre total de signalements s'est amorcée en 2007-2008 et n'a pas cessé depuis. Elle coïncide avec le début de la récession mondiale, qui n'a pas épargné le Québec.
La crise économique explique-t-elle la hausse des cas déclarés?
«C'est très difficile de cerner une seule explication», répond la directrice de la protection de la jeunesse de Montréal, Michelle Dionne.
«Nos intervenants ont toujours été placés devant des situations inimaginables. Ce qui est clair, par contre, c'est que la situation ne s'améliore pas de façon significative. On aurait pu croire que, avec les années, il y aurait moins de pauvreté, moins d'isolement et moins de parents en détresse en raison de problèmes de santé mentale. Or, il existe à Montréal un ensemble de facteurs qui fragilisent le tissu social et qui nous portent à croire qu'il y a peut-être plus de détresse qu'avant.»
Sur le terrain, les intervenants constatent aussi que le phénomène de la toxicomanie s'aggrave. Dans bon nombre de cas, les parents qui commettent un geste violent contre leur enfant sont ivres.
«Il fut un temps où les gens consommaient du haschisch, du pot, de temps en temps de la cocaïne, et c'était considéré comme un gros problème. Aujourd'hui, les gens consomment beaucoup plus: alcool, médicaments, substances en tout genre, et ils mélangent le tout.»
L'immigration complique aussi la donne. L'isolement et la barrière de la langue empêchent souvent les gens d'obtenir des services sociaux qui auraient pu prévenir l'aggravation d'une situation.
Les Québécois seraient par ailleurs de plus en plus prompts à signaler les cas de mauvais traitements, car les préjugés envers la DPJ seraient moins forts.
Michelle Dionne parle aussi de l'effet Shafia. «Je pense que ce drame a remué beaucoup de monde, pas seulement les intervenants de la DPJ. Cette situation a montré que, comme société, il faut essayer d'agir, et encore plus individuellement, pour éviter que l'abus ait lieu.»
Difficile pour le personnel
L'augmentation des signalements de sévices corporels engendre une pression supplémentaire sur le système de protection de la jeunesse.
Lorsque quelqu'un fait un signalement, généralement par téléphone, un intervenant écoute l'histoire et fixe un code de priorité allant de 1 à 3. Les sévices physiques sont prioritaires et les familles sont vues immédiatement, peu importe l'heure. Les codes 2 sont vus dans les 24 heures et les codes 3 à l'intérieur de quatre jours.
«Les situations de code 1 et de code 2 n'attendent jamais, mais parfois les codes 3 doivent patienter ou se retrouvent sur une liste d'attente, explique Mme Dionne. En même temps, le code est mis sur une image. C'est lorsqu'on visite la famille qu'on voit véritablement ce qu'il s'y passe. Une situation d'enfance ne devrait jamais avoir à attendre.»
Depuis deux ans, les intervenants de la DPJ ont dû mettre les bouchées doubles, dit Mme Dionne. «Lorsqu'on a des appels code 1, code 1, code 1 au quotidien, les intervenants ne peuvent pas beaucoup souffler. Pour éviter qu'ils partent en congé de maladie, on doit leur offrir du soutien, du soutien et du soutien.»
Des cas de plus en plus lourds
La Loi sur la protection de la jeunesse vise à protéger les enfants victimes de mauvais traitements. Elle permet à la DPJ de retirer un enfant de sa famille pour une période de
48 heures si l'on a des raisons de croire qu'il y est maltraité. Le retrait peut ensuite être volontairement prolongé par les parents ou imposé par un juge de la Chambre de la jeunesse. Mais la loi vise autant que possible à maintenir l'enfant auprès de ses parents biologiques.
Marie-José Johnson travaille à la DPJ depuis 34 ans. Elle est aujourd'hui chef d'une équipe de 15 intervenants dans le quartier Saint-Michel, où ils encadrent à moyen et long terme les familles qui ont fait l'objet d'un signalement.
«Les enfants que je recevais en 1978, au début de ma carrière, je les trouvais difficiles, mais si je les regarde maintenant, ils ne seraient même pas dans nos services: aujourd'hui, ils seraient pris en charge par les organismes communautaires ou le secteur de la santé», dit-elle.
Les cas qui échouent à la DPJ de Montréal sont de plus en plus complexes. «C'est plus multiproblématique qu'avant, raconte Mme Johnson. On ratisse large dans nos interventions. On retrouve souvent de la maladie mentale et de l'impulsivité, de l'impulsivité et de la violence conjugale, de la violence conjugale et de la grande négligence, des soins de santé qui ne sont pas donnés et de la toxicomanie. Et lorsqu'on entre dans la vie des gens, ça ne fait pas juste six mois que les problèmes existent.»
Dans son rapport qui sera rendu public lundi, le centre jeunesse de Montréal fait état de 810 signalements retenus pour négligence et de 695 pour mauvais traitements psychologiques, problèmes qui trouvent aussi leur source dans la précarité financière.
«Autrefois, il y avait tout un village autour d'un enfant, dit Marie-José Johnson. Aujourd'hui, les familles sont de plus en plus isolées et c'est le cas autant des familles d'origine québécoises que des familles d'immigrés.»
____________________
SÉVICES AU QUÉBEC
Nombre de signalements retenus par la DPJ
2008-2009: 5696
2009-2010: 5825
2010-2011: 6248
2011-2012: 6889
Source: Rapports annuels de l'Association des centres jeunesse du Québec
SÉVICES À MONTRÉAL DE 2000 À 2012
Nombres de signalements retenus par la DPJ
2000-2001: 737 (19%)
Nombre total de signalements: 3813
2001-2002: 679 (19%)
Nombre total de signalements: 3491
2002-2003: 709 (20%)
Nombre total de signalements: 3485
2003-2004: 840 (21%)
Nombre total de signalements: 4058
2004-2005: 752 (18%)
Nombre total de signalements: 4161
2005-2006: 773 (18%)
Nombre total de signalements: 4334
2006-2007: 843 (19%)
Nombre total de signalements: 4408
2007-2008: 803 (24%)
Nombre total de signalements: 3832
2008-2009: 894 (24%)
Nombre total de signalements: 3679
2009-2010: 930 (25%)
Nombre total de signalements: 3781
2010-2011: 1102 (26%)
Nombre total de signalements: 4234
2011-2012: 1209 (28%)
Nombre total de signalements: 4283
Source: Rapports annuels du Centre jeunesse de Montréal
SÉVICES SELON L'ÂGE DES ENFANTS EN 2011-2012
Nombres de signalements retenus par la DPJ
0 à 5 ans: 265
6 à 11 ans: 610
12 à 17 ans: 334
Source: Rapport annuel 2011-2012 du centre jeunesse de Montréal
TYPES DE PROBLÈME EN 2011-2012
Nombre de signalements retenus à Montréal
Négligence: 810
Risque sérieux de négligence: 401
Sévices: 1209
Risques sérieux de sévices: 238
Mauvais traitements psychologiques: 695
Troubles de comportement: 423
Agressions sexuelles: 285
Risques sérieux d'agression sexuelle: 208
Abandon: 14
Total: 4283
Source: Rapport annuel 2011-2012 du centre jeunesse de Montréal
__________________________
«J'ai frappé mon bébé »
La Presse a passé deux semaines au coeur de la clinique sociojuridique de l'hôpital Sainte-Justine. Un accès privilégié qui a permis de rendre compte des drames familiaux qui naissent après les coups, et de toute l'expertise médicale pour dépister les cas de sévices physiques.
Deux parents pris en charge par la DPJ ont accepté de raconter leur histoire.
La maltraitance à l'endroit des enfants porte plusieurs visages.
À lire samedi dans le cahier Enjeux de La Presse