«Je n'aurais jamais cru ça possible.» La colère est toujours palpable. Trois ans plus tard, Joseph* n'a pas oublié son séjour au centre de prévention de l'immigration de Laval. Ni la perte de liberté dans ce que le quotidien a de plus banal, ni le port de menottes, qui lui a été imposé jusqu'à l'église.

Joseph a fui son pays natal d'Afrique de l'Ouest en 2009. Dès son arrivée à Montréal, il a été placé en détention à Laval. Une procédure de quelques jours pour vérifier son identité, lui dit-on alors. Il passera 3 mois et 15 jours dans un centre qui fonctionne comme une prison à sécurité moyenne.

Oubliez le «comme». C'est une prison, corrige-t-il. Je n'aurais jamais imaginé que dans un pays développé, on traite les gens comme des criminels. Vous imaginez ce que ça peut faire, à quelqu'un qui n'a jamais été menotté, qui n'est pas un criminel, de porter des menottes aux pieds et aux mains, même pour aller à l'église?»

Le cas de Joseph est loin d'être isolé. L'an dernier, plus de 4000 demandeurs d'asile sont passés par un centre de prévention de l'immigration, pour un séjour qui dure en moyenne 28 jours, selon l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Ces séjours ne sont pas sans laisser de traces sur la santé mentale des demandeurs d'asile.

Janet Cleveland, chercheuse et psychologue au CSSS de la Montagne de l'Université McGill, a rencontré près de 200 demandeurs d'asile pour une étude sur l'impact de la détention sur la santé mentale des demandeurs d'asile au Canada, qu'elle cosigne avec quatre autres chercheurs. Plus de 120 demandeurs étaient en détention depuis trois semaines à Montréal et à Toronto quand elle les a rencontrés; les autres étaient en liberté.

Tous les demandeurs d'asile rencontrés dans le cadre de la recherche souffrent de traumatismes à leur arrivée au Canada, mais ceux qui sont placés en détention sont plus susceptibles de souffrir de dépression, d'anxiété ou d'un choc post-traumatique.  

Ainsi, après trois semaines de captivité, les trois quarts des demandeurs d'asile sont cliniquement déprimés, et le tiers d'entre eux souffrent du syndrome de stress post-traumatique.

Aux yeux du gouvernement, trois semaines dans un centre, ce n'est pas long. Et pourtant, quand on compare avec les demandeurs d'asile non détenus, les demandeurs détenus sont deux fois plus susceptibles de présenter un niveau de stress post-traumatique avec des symptômes sérieux. C'est un effet auquel on ne s'attend pas après «seulement» trois semaines de détention», relève Janet Cleveland.

Système carcéral

En cause, les conditions de détention. «Les centres sont gérés de façon professionnelle. Mais ce système, par définition, est carcéral», dit Mme Cleveland.

Les agents de sécurité sont omniprésents, tout comme les caméras. La fouille et la confiscation des objets personnels sont systématiques, tout comme le port des menottes, obligatoire pendant les déplacements. Les hommes et les femmes sont séparés, et les enfants ne peuvent être qu'avec leur mère.  

Si les centres de Laval et de Toronto font appel aux services d'une infirmière et d'un médecin de famille à temps partiel, les détenus ne sont soumis à aucune évaluation de santé mentale. Ils n'ont accès ni à un psychothérapeute ni à un travailleur social. Enfin, les personnes suicidaires ou en proie à des problèmes de comportement sont isolées ou transférées dans une prison à sécurité maximale.  

Pourtant, dans 95% des cas, les demandeurs d'asile ne sont pas placés en détention pour des raisons de sécurité ou des soupçons de criminalité. Au centre de prévention de l'immigration de Laval, la vérification d'identité représente le motif de près de 40% des placements en détention.

Les demandeurs d'asile nous ont souvent dit en entrevue qu'ils comprennent très bien que le Canada s'assure de ne pas laisser entrer des criminels et des terroristes. Mais ils se demandent pourquoi ils sont traités comme des criminels», raconte l'auteure. Selon la convention de Genève, les demandeurs d'asile ne peuvent être sanctionnés pour être entrés dans un pays avec de faux documents.

Chez les enfants et adolescents, l'enfermement a aussi des conséquences néfastes. «Les enfants ont encore des séquelles notamment en ce qui concerne les cauchemars et le manque de sommeil. Après la détention, ils vivent dans la crainte d'être séparés de leurs parents. Certains s'en sortent bien, heureusement, mais il y en a qui ont des effets graves, même à court terme», souligne Janet Cleveland.

La loi C-4

Les auteurs de cette étude espèrent présenter leurs conclusions aux parlementaires, qui se pencheront dans les prochaines semaines sur le projet de loi C-4.  

Déposé dans la foulée de l'arrivée massive par bateau de demandeurs d'asile sri-lankais, sur l'Ocean Lady en 2009 et sur le Sun Sea en 2010, le projet de loi C-4 compte plusieurs mesures controversées. Le gouvernement estime que la loi vise d'abord les passeurs, mais dans les faits, ce sont les demandeurs d'asile qui risquent d'en faire les frais, craint-on.

Ainsi, le ministre pourra qualifier d'irrégulière l'arrivée d'un groupe de demandeurs d'asile. Les membres de ce groupe se verront imposer une détention obligatoire, sans accès aux tribunaux. Ils devront ensuite attendre cinq ans avant de demander leur résidence permanente et de parrainer leurs proches.

Le projet C-4 a soulevé les inquiétudes de groupes de défense des réfugiés, mais aussi de nombreux spécialistes de la santé et des juristes, qui soulignent des antagonismes entre le projet de loi et la Charte des droits et libertés.

On vient de franchir une nouvelle étape, regrette Janet Dench, directrice du Conseil canadien des réfugiés. On a toujours été fiers de notre système d'immigration, malgré ses failles. Mais là, on est dans un état de choc devant ce projet qui propose de violer les droits des réfugiés.»

Plutôt que de systématiser l'emprisonnement des demandeurs d'asile, Janet Cleveland préconise de le limiter aux personnes qui représentent un danger pour la société. Les personnes mentalement vulnérables ne devraient pas être incarcérées, pas plus que les enfants, concluent les auteurs de l'étude.

*Joseph est un nom fictif. Le dossier de ce demandeur d'asile est toujours en traitement et il souhaite garder l'anonymat.