Du port de Memphis, la route Paul R. Lowry quitte un paysage industrieux pour déboucher sur une rase campagne. Seul le chemin de fer du terminal voisin de la Canadian National Railroad évoque la transformation prochaine de ces terres en parc industriel. Non loin de là, des grues s'activent dans un champ. C'est là que sera érigée la nouvelle usine d'Electrolux.

Le chantier a démarré il y a à peine deux mois, mais il faudra attendre 2014 avant que l'installation de 750 000 pieds carrés ne tourne à plein régime. Près de 1240 personnes y travailleront, et pas moins de 8000 emplois indirects seront créés grâce au fabricant d'électroménagers suédois. Pour Memphis, où l'on s'est habitué aux revers de l'économie, c'est la meilleure nouvelle des dernières décennies.

«C'est la renaissance de notre économie industrielle, croit le maire de Memphis, A C Wharton. Et c'est quelque chose dont nous avons eu cruellement besoin pendant longtemps. Nous sommes fiers de notre logistique et de notre gestion de la chose, et nous sommes très fiers qu'Electrolux vienne ici.»

En décembre dernier, le déménagement d'Electrolux a été accueilli dans l'enthousiasme général. Et avec un soutien public des plus généreux: de la Ville à l'État, en passant par la Shelby County Commission (organisation régionale qui englobe la ville de Memphis), c'est près de 188 millions US en subventions, crédits d'impôts et prêts divers qui ont été promis à Electrolux. Du jamais vu à Memphis.

Il faut dire que la ville, lieu culte du blues, n'est épargnée par aucun problème social: chômage, violence, inégalités entre les Noirs et les Blancs, étiolement de la classe moyenne, décrochage scolaire et même mortalité infantile.

Ainsi, le pont d'or offert à Electrolux n'a rencontré presque aucune opposition à Memphis, même après la parution, en septembre dernier, d'articles dans The Commercial Appeal exposant les risques du marché. Les contribuables paieront ainsi 152 000$ pour chaque emploi créé. Electrolux a reçu des subventions représentant 99% de son investissement.

«C'est loin d'être une bonne affaire pour Memphis», dit Kenneth Thomas, professeur à l'Université du Missouri et spécialiste des subventions pour la délocalisation des entreprises.

En quittant L'Assomption, Electrolux supprime des emplois syndiqués et payés plus de 18$ CAN l'heure. À Memphis, le salaire horaire se situera plutôt autour de 14$ US, ce qui reste encore en deçà de la moyenne locale. Le tout, sans syndicat.

Enfin, Electrolux ne s'est pas engagée à rester au Tennessee pour une durée minimale. Or, l'histoire récente de la société est ponctuée par les déménagements. Alors pourquoi pas Memphis?

À la Shelby County Commission, seul un élu, le républicain Wyatt Bunker, a voté contre le projet. Mais c'est un autre élu, James Harvey, qui mâche le moins ses mots contre le marché conclu entre les pouvoirs publics et Electrolux. «Ce sont les vendeurs de hamburgers qui paient pour ça. On leur donne tout ça pour qu'ils nous donnent du travail: c'est quoi, cette merde?», demande-t-il.

Ses adversaires politiques ont toujours comparé ses réserves dans ce dossier aux «jappements d'un chihuahua». Malgré tout, il a fini par voter pour le transfert. Auprès de ses électeurs, majoritairement afro-américains, son opposition à des créations d'emplois n'aurait tout simplement pas passé.

À 51 ans, Gordon Ginsberg, fonctionnaire au service incendie de Memphis, s'est d'abord réjoui de l'arrivée prochaine d'un acteur important de l'industrie ménagère qui, espérait-il, réduirait le chômage et la pauvreté. Il a commencé à déchanter peu après, quand la Ville a annoncé qu'elle sabrait les salaires de ses employés.

«Maintenant, ce sont les travailleurs qui se retrouvent à payer les grandes sociétés», s'étonne-t-il.

C'est un discours qu'A C Wharton a souvent entendu lors de sa dernière campagne. «On me disait: Wharton, c'est à cause de vous qu'il y a Occupy Wall Street. Vous aidez les 1% à s'enrichir. C'est légitime. Mais c'est mon devoir de voir les choses à long terme. Évidemment, il y a des besoins aujourd'hui. Mais j'ai besoin de contribuables pour engager des policiers, des pompiers, nettoyer les quartiers. Laissez-moi une chance», expose-t-il posément.

M. Wharton croit que Memphis et sa région cueillent déjà les premiers bénéfices de l'arrivée d'Electrolux. À la chambre de commerce, le téléphone sonne sans arrêt. Memphis veut se présenter comme une ville fonceuse, prête à se battre pour retrouver sa grandeur d'antan. Et ça marche. «On a remis Memphis sur la carte», assure le maire.

Peu importe d'où viennent les emplois. L'an dernier, les vaines tentatives de Québec pour convaincre Electrolux de rester à L'Assomption ont fait sourire, dit un élu de la Shelby County Commission, le pragmatique Mike Ritz.

«Je me suis dit: ils [les Québécois)] n'ont toujours pas compris ? Leur gouvernement ne comprend pas que ces entreprises sont sur des patins à roulettes, qu'elles peuvent partir quand elles veulent? Elles s'en fichent, car ce qui les intéresse, c'est l'argent. S'il y a des impôts élevés, c'est un fardeau et ça les encourage à partir ailleurs. C'est comme ça que ça marche.»

Memphis l'a bien compris. Pour Electrolux, les élus ont presque dépassé les exigences de l'entreprise. «Electrolux s'est retrouvée comme un enfant devant le sapin le matin de Noël: l'emballage est presque plus gros que le cadeau lui-même», illustre M. Ritz.

Le cadeau est-il empoisonné? Mike Ritz esquisse un sourire. «On ne saura pas avant un bon moment si c'était une bonne chose ou pas, répond-il. Mais dans cinq ans, les élus qui ont pris cette décision ne seront plus là. On espère qu'on a fait le bon choix, mais si jamais ce n'était pas le cas, on n'en paiera pas le prix politique.»