Elles ont longtemps tenu les écoles et hôpitaux du Québec et ont été la mémoire d'une partie de la société québécoise. Étroitement liées à l'histoire du Québec, les congrégations religieuses doivent maintenant entamer un nouveau chapitre de leur histoire: la disparition d'une partie d'entre elles et la transmission d'un patrimoine matériel et immatériel très riche.

C'est une transformation lente et inexorable. Depuis la Révolution tranquille, de moins en moins de femmes choisissent la vie religieuse. Les communautés vieillissent et, faute de relève, sont destinées à disparaître.

Les derniers chiffres compilés par la Conférence religieuse canadienne, datant de 2004, sont éloquents: en 1992, 252 femmes sont entrées dans la vie religieuse, contre 68 seulement en 2004. Cette année-là, la majorité des soeurs au Québec avait de 75 à 84 ans et la moyenne d'âge frôlait les 73 ans.

«C'est fatal», dit Louis Rousseau, professeur au département des sciences religieuses de l'UQAM. Après la Révolution tranquille, les communautés religieuses ont délaissé le rôle qu'elles occupaient jusqu'alors pour s'investir auprès des personnes oubliées par l'État, comme les sans-abri. «Ces oeuvres, lancées dans les années 70, 80 et 90, ne peuvent plus continuer comme telles, faute de recrutement», croit-il.

Un des symboles forts du repli des communautés est la vente de leurs maisons historiques. À Montréal, seules deux communautés fondatrices habitent au même endroit depuis le début de la colonie, les Sulpiciens et les célèbres Soeurs grises. Mais plus pour longtemps: la maison de mère d'Youville, où vivent toujours une dizaine de soeurs, devrait changer de vocation d'ici cinq ans.

Il suffit pourtant de passer la porte de cette imposante maison de pierres, située au coeur du Vieux-Montréal, mais bâtie à l'origine hors des fortifications de la ville, pour sentir à quel point son histoire est indissociable de celle de Montréal, mais aussi du Québec et du Canada, où les Soeurs grises ont aussi fondé des communautés.

«Il n'y a pas de relève. Il a fallu penser à un legs et il y a plusieurs scénarios à l'étude», dit soeur Nicole Fournier. Au fil des années, la congrégation s'est séparée de plusieurs lieux emblématiques de son histoire: sa maison-mère, rue Guy, a été vendue à l'Université Concordia. Signe des temps, les restes de Marguerite d'Youville, enterrée dans la maison, ont été transportés à Varennes, au début de l'été dernier. Les Soeurs ont aussi vendu l'île Saint-Bernard à la Ville de Châteauguay.

«On ne veut pas laisser le fardeau de gérer des biens immobiliers à celles qui restent, explique soeur Fournier. En gérant la décroissance, on veut trouver des gens qui peuvent poursuivre notre vocation.»

Le musée d'archéologie Pointe-à-Callière espère créer un projet avec la maison de mère d'Youville, dont il est voisin. «Les Soeurs grises prennent le taureau par les cornes, de façon dynamique et systématique. Il y a une forme de prévoyance», estime Louise Pothier, directrice, expositions et technologies, du musée. En ce sens, les Soeurs grises ont été innovantes, croit-elle. À Québec, les Ursulines amorcent elles aussi le même type de réflexion.

Le musée travaille à une étude de faisabilité afin d'envisager un possible avenir commun, tout en assurant la pérennité du patrimoine des Soeurs grises, notamment leurs archives. «Il y a une passation de l'héritage religieux vers le monde laique», souligne Mme Pothier.

Les Soeurs espèrent aussi léguer au Québec leur patrimoine immatériel, celui des valeurs qui ont guidé leur vie. Soeur Nicole Fournier a passé 22 ans à la direction générale de l'Accueil Bonneau et six religieuses font toujours partie du conseil d'administration. «C'est sûr qu'un jour, il n'y aura plus de soeurs. Mais selon moi, les gens qui travaillent là-bas portent le même idéal de promotion. Je fais confiance aux gens qui sont là», explique-t-elle.

Si, au sein de la congrégation, la transmission de la mémoire est un exercice abordé avec pragmatisme, la nostalgie est là. «Jamais on n'aurait pu penser qu'on vendrait la maison-mère quand je suis entrée chez les Soeurs grises, se souvient soeur Nicole Fournier, qui s'est jointe à la communauté à 18 ans, en 1959. C'est comme une famille qui vend sa maison. Quand on regarde la relève, on sait qu'il y a moins de monde. La vie a tellement changé.»

Mais soeur Nicole Fournier reste optimiste. «C'est un accident dans l'histoire du Québec que les communautés aient eu autant de membres. L'appel, pour moi, est un choix personnel, et pas un élan de groupe. C'est normal qu'il y ait moins de religieux, dit-elle. Le patrimoine, c'est une façon de penser notre histoire objectivement et d'en reconnaître la valeur et les zones grises. Et il y a un héritage humanitaire qui nous habite encore.»

Une idée de Mariette Poitras.