À l'usine de transformation Fruits de mer Madeleine, les boîtes de crabe sont couvertes d'écriture en japonais. Pas étonnant. Actuellement, 95% de la production de crabe surgelé vendue par l'usine part au Japon. Pas étonnant non plus, donc, que pendant l'été les touristes aient parfois de la difficulté à trouver du crabe des Îles aux Îles.

Pourquoi les Japonais?

Parce qu'ils passent des commandes stables et fermes. Parce qu'ils achètent à de bons prix et qu'ils paient rubis sur l'ongle. «On envoie la marchandise et, deux jours plus tard, l'argent est dans notre compte de banque. Ce sont de très bons clients, explique Jean-Yves Cyr, directeur de l'usine. Pour l'instant, ce sont eux qui ont le marché.»

Richard St-Pierre, ancien poissonnier de La Mer, à Montréal, où il fournissait les plus grandes tables, a lancé il y a quatre ans La Mer Gaspé, une entreprise de distribution établie en Gaspésie, dont il est originaire. Son but: fournir les détaillants et les restaurants québécois, voire torontois, avec des produits québécois de qualité. La tâche est ardue.

Grâce à la forte demande extérieure pour leurs produits, les pêcheurs n'ont pas à en faire plus que le client en demande. «On pêche tout ce qu'on peut, explique-t-il, on vend tout et on se met au chômage ensuite. On ne se casse pas la tête.»

C'est ce que M. St-Pierre appelle la mentalité «ne nous compliquons pas la vie».

Et cette sécurité offerte par les acheteurs réguliers sur les marchés internationaux concurrence fortement la demande locale, considérée comme trop fragile. «C'est ce qui fait qu'on est toujours en train de courir après le stock», dit M. St-Pierre.

Sophie Cassis, qui pilote le programme Bon goût frais des Îles, dans les bureaux du ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation (MAPAQ) à Cap-aux-Meules, pour faire la promotion des produits régionaux, s'inquiète aussi de cette mentalité. «On dirait que certains veulent y aller le moins longtemps possible, pour que ce soit le plus rentable», dit-elle, une approche qui va à l'encontre des principes de durabilité selon lesquels l'intensité doit faire place à la précision et à la longévité. «Oui, c'est un problème de mentalité, on ne se le cachera pas.»

Partout, les acteurs interrogés se demandent si, pour aider les acheteurs québécois, il ne faut pas chercher à corriger d'abord deux sérieux obstacles pratico-pratiques qui rendent difficile la livraison de produits frais dans la province et ailleurs: le transport irrégulier et l'absence d'entreposage centralisé à Montréal, d'où la distribution serait plus facile. Le poissonnier Pierre Deraspe a toutes sortes d'anecdotes sur des poissons ou des crustacés «vivants» qui se sont perdus sur des tarmacs un peu partout au pays.

Jean-Claude Brêthes, professeur à l'Université du Québec à Rimouski, se demande aussi s'il ne faudrait pas créer un marché électronique intégré qui permettrait de combiner la mise en marché de l'apport de plusieurs petits pêcheurs. Cela permettrait de sortir du modèle «il faut de gros volumes pour être rentable». «Il faut repenser la commercialisation, dit-il. Notre système est conçu pour les gros volumes. Changeons-le.» M. Brêthes croit qu'on pourrait s'inspirer des modèles européens à cet égard, et mieux répondre à la demande de niche.

Si les paniers bios de fruits et légumes issus de l'agriculture locale, façon Équiterre, sont si populaires depuis quelques années, pourquoi ne pourrait-on pas assouplir les règles des pêches pour établir des systèmes semblables avec le poisson et les fruits de mer?